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Le leadership en période de turbulence : une question de force morale

Véronique, le 01 décembre 2017

Article de Margaret J. Wheatley ©2005

http://www.margaretwheatley.com/articles/turbulenttimes.french.html

 

Dans un monde de plus en plus chaotique et imprévisible, on pose aux dirigeants des questions auxquelles leur formation professionnelle ne les a pas préparés à apporter des réponses.

Comment dois-je planifier sans savoir ce qui se produira? Comment dois-je préserver mes valeurs alors que je suis soumis à mille et une tentations? Ai-je un but dans la vie? Comment connaître le sens de mon existence? Où puis-je trouver le courage et la foi pour garder le cap?

 

On cherche depuis toujours à apporter des réponses à ces questions. Il est donc dans l’ordre des choses de s’interroger sur les circonstances et les raisons de son existence. Que nous soyons pauvres ou désespérés, nous cherchons toujours à connaître la raison pour laquelle nous vivons une situation. Chaque culture a ses rites et pratiques morales qui lui permettent de répondre à cette interrogation fondamentale.

Comme notre monde devient plus chaotique et complexe, nous nous tournons, pour rechercher des réponses à nos questions, vers le dieu moderne vénéré par la culture occidentale : la science. Nous avons demandé à la science d’expliquer comment se prémunir contre le chaos, les catastrophes et l’imprévisibilité de l’existence. Nous voulons que la science nous enseigne à prévenir les faits inopinés qui fauchent subitement des vies et qui détruisent l’avenir. Nous voulons que la science nous explique le chaos et nous apporte les outils permettant de le maîtriser. Nous voulons que la science nous permette de cesser de vieillir et de mourir et de résoudre toutes les difficultés de l’existence.

Or, il va de soi que la science ne peut que nous faire faux bond. On ne peut pas maîtriser le chaos; on ne peut pas non plus prévoir l’imprévisible. Nous sommes plutôt appelés à subir l’existence telle qu’elle est : incontrôlable, imprévisible, chaotique, surprenante et capricieuse. Comme me l’a confié un jour l’un de mes maîtres à penser, « si nous n’aimons pas l’existence, c’est parce qu’elle se comporte justement comme l’existence ».

Je sais qu’aujourd’hui, les dirigeants doivent relever des défis de taille, dont la plupart sont indépendants de leur volonté. Comme notre époque devient plus chaotique et qu’on remet en question la signification (et l’insignifiance) de cette existence, les gens exhortent leurs dirigeants à leur porter secours. Historiquement, ils renoncent souvent à leur liberté et ouvrent la porte à la dictature lorsqu’ils doivent affronter l’incertitude. Ils pressent leurs dirigeants de faire tout en leur pouvoir pour mettre fin à l’incertitude, pour améliorer la situation et pour créer la stabilité. Même les dirigeants qui ne voudraient jamais devenir des dictateurs et qui exercent un leadership servile tombent dans ce piège. Parce qu’ils veulent apporter de l’aide, ils exercent un contrôle plus rigoureux sur le désordre. Ils tâchent de créer la sécurité et de protéger les gens contre les réalités du changement. Ils essaient de résoudre des dilemmes qui restent sans réponses. Aucun dirigeant ne peut y arriver, et ceux qui tentent de le faire s’épuisent à la tâche.

Le leadership selon le principe traditionnel du commandement et du contrôle est voué à l’échec. Personne ne peut créer une stabilité et un équilibre suffisants pour que les gens se sentent en sécurité. Nous devons plutôt, comme dirigeants, les aider à entretenir des rapports avec l’incertitude et le chaos. Les maîtres à penser le font depuis des millénaires. C’est pourquoi je crois que l’époque que nous vivons conduit les dirigeants vers un seuil moral. Nous devons entrer dans le domaine des traditions morales si nous voulons réussir comme dirigeants compétents, malgré toutes les difficultés de notre époque.


Pourquoi le leadership est-il un travail moral ?

 

Il existe plusieurs principes qui, à mon avis, décrivent le travail essentiel des dirigeants de notre époque. Si j’affirme qu’il s’agit d’un travail moral, c’est parce que chaque principe fait l’objet d’une interrogation morale depuis des siècles; ces points de vue s’expriment dans presque toutes les traditions morales. Ces traditions nous apportent les réponses que nous recherchons.

L’existence est faite d’incertitude.

Comment pouvons-nous concevoir que le changement soit tout à fait normal? Selon la pensée bouddhiste, il faut comprendre cette réalité pour connaître le vrai bonheur. Au lieu de nous accrocher à une réalité, nous devons nous attendre à ce qu’elle change. Bon an, mal an, la réalité change dans ce monde qui ne cesse d’évoluer. En adoptant ce point de vue, il est plus facile de progresser, au lieu de s’accrocher désespérément à d’anciennes pratiques.

Toutefois, en règle générale, nous nous accrochons à ce qui nous paraît familier jusqu’à ce que cela devienne tout à fait inutile. Ainsi, comme dirigeants, il est inutile de se mettre en colère lorsque les gens s’accrochent à d’anciennes habitudes. Il est beaucoup plus utile d’encourager les gens à réfléchir à leur expérience personnelle, pour les amener à constater qu’ils ont changé à maintes reprises dans leur existence. Les gens savent comment changer. Ils peuvent aussi remarquer qu’ils ne sont pas morts lorsqu’ils ont renoncé à leurs habitudes pour s’abandonner à l’incertitude.

L’existence ne cesse jamais de nous enseigner le changement. On peut espérer que comme dirigeants, nous pouvons devenir des guides et des mentors patients, pour aider les gens à découvrir eux-mêmes la véritable nature de leur existence.

L’existence est cyclique.

Comme l’a dit le poète David Whyte, « Si vous pensez que l’existence ne cesse de s’améliorer, vous en raterez la moitié ». L’existence est cyclique : nous sommes soumis à des sautes d’humeur, nous traversons les saisons, et nous connaissons des années de vaches grasses et des années de vaches maigres. L’existence suit des cycles pour créer la nouveauté. Nous renonçons aux anciennes habitudes pour en adopter de nouvelles uniquement si nous évitons de nous accrocher. Au lieu de fuir le chaos redoutable ou d’essayer de porter secours à des gens qui sont dans un chaos, les dirigeants peuvent les aider à s’y adapter, les accompagner pour triompher des difficultés et rechercher des révélations nouvelles et les nouveaux moyens qui se font jour constamment.

Dans les traditions chrétiennes, les périodes de chaos constituent ce qu’on appelle les « nuits sombres de l’âme ». Dans notre culture actuelle, c’est ce que nous appelons les « dépressions cliniques ». Je préfère la structure de la pensée morale. Dans les nuits sombres de l’âme, nous avons l’impression que notre existence est dépourvue de toute signification et que nous sommes totalement seuls et abandonnés. (Les mystiques chrétiens croient que Dieu nous plonge délibérément dans ces nuits sombres.) Ces temps sombres sont les conditions de la renaissance, qui permet de se renouveler et de se renforcer moralement. Vous avez probablement déjà vécu de nombreuses nuits sombres; rappelez-vous du changement qui s’est alors opéré en vous, et l’enrichissement que vous en avez retiré.

 

Une existence riche de sens est motivante.

Rien n’est aussi motivant que le sens que nous donnons à notre existence. J’ai constaté que de nombreux groupes d’employés désillusionnés et déprimés acquièrent une énergie et une clairvoyance nouvelles lorsqu’on leur demande de réfléchir à la signification de leur travail.

Kathy Dannemiller, experte-conseil, demandait toujours aux groupes de réfléchir sur la façon dont leur travail contribue à changer le monde. À une époque aussi tumultueuse que celle que nous connaissons, lorsque la qualité du travail est détruite par des faits et des décisions essentiellement indépendants de notre volonté, lorsque nous sommes tellement écrasés par les tâches que nous n’avons pas le temps de réfléchir, il est absolument essentiel que les dirigeants donnent aux gens le temps de se rappeler pourquoi ils font leur travail. Quels sont les objectifs que nous voulions réaliser en commençant ce travail? Qui servons-nous en faisant ce travail ?

J’ai toujours été étonnée par la signification profonde que les gens donnent à leur travail. La plupart des gens veulent que leur travail serve un intérêt général et soit utile à d’autres. Peu importe en quoi consiste le travail, nous préférons nous y consacrer pour servir d’autres personnes. Dans certains domaines, par exemple les soins de santé et l’éducation et dans les secteurs à but non lucratif ou lorsque nous avons le sentiment d’accomplir notre devoir, il est plus facile de se rappeler la signification du travail. Or, nous avons rarement le temps de nous arrêter un instant et de nous rappeler l’idéal initial et la volonté de servir qui nous ont attirés vers notre profession. Toutefois, nos idéaux constituent la seule source de notre énergie et de notre ardeur nouvelle.

 

Le service nous donne satisfaction.

Pendant toutes ces années, j’ai interrogé des gens qui ont participé à des secours après une catastrophe. J’ai toujours été étonnée de constater que malgré ces catastrophes tragiques et épouvantables, ils parlaient toujours de leur travail avec satisfaction. Ils m’ont permis de réaliser qu’il n’y a rien de tel que d’aider les autres. C’est dans le service que nous découvrons le bonheur profond. Nous en avons tous été témoins dans les jours qui ont suivi le 11 septembre 2001. Comme l’a confié un survivant, « Nous voulions non pas nous sauver nous-mêmes, mais plutôt sauver les autres ».

Ce sentiment de satisfaction et la signification du service se trouvent dans toutes les traditions morales. Elles sont exprimées très simplement dans un ancien enseignement bouddhiste : « Servir les autres est à l’origine de tout le bonheur dans le monde; tout le mal du monde provient de l’égoïsme ».

 

Le courage vient du cœur.

Comment trouver le courage d’être des dirigeants aujourd’hui? L’étymologie du mot « courage » apporte la réponse à cette question. Ce terme vient du vieux mot français « cœur ». Lorsque nous sommes profondément touchés et que notre cœur réagit à un problème ou à la situation d’une personne, il s’ouvre et nous apporte le courage. Il faut noter qu’il ne s’agit pas d’analyser, ni de planifier stratégiquement le courage, d’après son sens étymologique. Nous devons faire appel à notre cœur pour être des dirigeants courageux. Bien que nous redoutions d’exprimer nos émotions au travail, les dirigeants doivent être disposés à laisser parler leur cœur et à raconter des anecdotes pour amener les autres à en faire autant.

 

Nous sommes interconnectés avec toute l’existence.

Chaque tradition morale parle d’unicité. Il en va de même de la science nouvelle. Comme dirigeants, nous obéissons à cette vérité lorsque nous sommes disposés à nous rendre compte des conséquences de nos décisions sur les autres, que nous tâchons de réfléchir systématiquement, et que nous voulons bien nous interroger sur les répercussions que nos décisions pourraient produire sur les générations à venir.

Dans toutes les activités exercées au delà de l’instant immédiat et sans vouloir nous protéger, nous reconnaissons que nous ne sommes pas seuls dans l’existence. J’ai appris auprès d’une ministre une méthode merveilleusement simple pour réfléchir à nos activités. Elle m’a confié que chaque fois qu’elle prend une décision, elle se pose les questions suivantes : « Cette décision permettra-t-elle de réunir les gens? Permettra-t-elle de créer un réseau de contacts plus solide? Ou aura-t-elle seulement pour effet d’accentuer la désintégration et l’isolement? »

Pour ma part, j’aime aussi me poser d’autres questions : « Dans la décision que je suis sur le point de prendre, est-ce que je me tourne vers les autres ou est-ce que je m’en détourne? Est-ce que je me rapproche d’eux ou si je m’en éloigne? »

 

Nous pouvons nous en remettre à la bonté humaine.

Il s’agit de la toute première valeur du Berkana Institute (fondation sur le leadership que j’ai cofondée en 1992; veuillez consulter la notice biographique de l’auteur). Puisque Berkana exerce ses activités dans le monde, nous nous en remettons à la grande générosité et à la volonté des gens. Nous savons qu’il y a beaucoup de mal dans le monde; toutefois, la prépondérance du mal ne fait que nous inciter à nous en remettre davantage à la bonté humaine.

Dans le leadership que vous exercez, quelles sont les qualités auxquelles vous vous en remettez chez les autres? Je crois qu’en ces temps difficiles, nous ne pouvons nous en remettre qu’à l’espoir, à la capacité d’adaptation et à l’amour que l’on trouve dans l’esprit humain. Dans l’histoire, de nombreuses personnes ont subi des malheurs terribles, et nombreux sont ceux qui continuent de souffrir à l’heure actuelle. Ceux que nous n’oublions pas et que nous admirons – Helen Keller, Nelson Mandela, Ann Frank, les anciens combattants, les survivants de l’Holocauste, les victimes des génocides et les survivants du cancer – témoignent éloquemment de nos meilleures qualités. Nous adorons écouter leur histoire, qui jette un éclairage sur la bonté de l’être humain. Vaclav Havel, président de la République tchèque, affirme que l’espoir n’est pas le résultat de la condition de notre existence. L’espoir est essentiel à l’être humain. (La devise de l’État de la Caroline du Sud s’y apparente : « Respirer, c’est espérer ».)

 

Nous avons besoin de tranquillité d’esprit.

Toutes les traditions morales nous enseignent des méthodes pour trouver la tranquillité d’esprit et l’acceptation de soi. Dans la recherche sur la santé de l’esprit et du corps, l’art de cultiver la paix est une condition préalable à la santé. Qui préférons-nous fréquenter? Recherchons-nous la compagnie des gens en colère ou des gens pacifiques? Trouvons-nous l’apaisement dans le bruit ou dans la quiétude?

Comme dirigeants, nous devons rechercher les moyens qui permettent d’aider les gens à travailler dans la tranquillité d’esprit, malgré les bouleversements. L’activité fébrile et la crainte ne font que nous plonger plus profondément dans le chaos. J’ai pu constater qu’il est très utile de commencer une réunion en méditant dans le silence pendant deux minutes. Ou encore, lorsque la réunion devient orageuse, il est très utile de demander aux participants de cesser de parler et d’observer le silence pendant une minute. Il est étonnant de constater toute la différence que cela fait lorsque les gens reprennent la discussion après ces minutes de pause.

Rares sont ceux qui parmi nous sont prêts à travailler aussi frénétiquement que nous le faisons; la plupart des gens détestent les réunions lorsque les esprits s’échauffent. De brefs moments de quiétude peuvent faire des merveilles : le silence est vraiment une pause rafraîchissante. Parker Palmer, éducateur, raconte le malaise qu’il a éprouvé au début lorsqu’il travaillait pour une entreprise quaker, où on observait cinq minutes de silence méditatif avant le début de chaque réunion. À une réunion dont l’ordre du jour prévoyait une question particulièrement litigieuse, il a été soulagé d’entendre la présidente annoncer qu’en raison de cette question grave, on n’observerait pas les cinq premières minutes de silence. À son plus grand étonnement, il l’a entendu dire qu’on allait plutôt garder le silence pendant vingt minutes.

 

Conseils pour dirigeants : veillez sur votre santé morale personnelle.

 

1- Commencez la journée dans la tranquillité d’esprit.

J’ai élevé une famille nombreuse ; c’est pourquoi je ris lorsque je fais cette affirmation. Or, j’ai appris que je ne peux pas trouver la tranquillité d’esprit au travail. Même si je quitte la maison dans la tranquillité d’esprit, il s’agit probablement de la plus grande tranquillité d’esprit que je connaîtrai dans la journée. Je suis donc fortement motivée à trouver cette tranquillité d’esprit avant de commencer à travailler. De nombreux moyens permettent de cultiver la tranquillité d’esprit au début de la journée. Vous pouvez vous rendre au travail en voiture sans ouvrir la radio. Ou encore, vous pouvez aussi écouter de la musique particulièrement apaisante. Vous pouvez réfléchir à une maxime ou à une parabole morale. Vous pouvez aussi prendre quelques minutes pour rester assis et méditer ou vous concentrer sur un objet esthétique. Vous pouvez vous intéresser à un paysage magnifique en regardant par la fenêtre. Plus la journée avance et devient fébrile, plus vous constaterez l’utilité de savoir en quoi consiste la tranquillité d’esprit. Parfois, vous pourrez même vous rappeler ce sentiment lorsque vous serez plongé dans la tempête.

 

2 – Apprenez à être attentif.

Chaque fois que vous pouvez vous abstenir de réagir instantanément et que vous pouvez marquer une pause pendant une seconde, vous vous exercez à être attentif. Au lieu de laisser vos réactions et vos pensées vous dominer, vous prenez un peu de recul et vous vous dites que vous pouvez choisir votre réaction. Au lieu d’exprimer votre colère, vous hésitez pendant un instant, pour constater que vous pouvez exprimer d’autres réactions. Au lieu de faire une affirmation vexante, vous pouvez marquer une pause et étendre vos choix.

 

3- Ralentissez le rythme.

Si vous ne pouvez pas ralentir le rythme d’un groupe ou d’une réunion, vous pouvez au moins vous ralentir vous-même. J’ai appris à remarquer les différentes postures que j’adopte lorsque je m’assois. Si je me penche vers l’avant, pour participer énergiquement à une discussion ou à une polémique, je m’oblige à me rasseoir en m’adossant, ne serait-ce qu’un instant. Si je constate que la colère monte, je ralentis le rythme et j’inspire profondément. Ce sont de menus détails, qui donnent toutefois d’excellents résultats.

4- Dotez-vous de balises personnelles.

Nous préférerions tous être de meilleures personnes. Nous n’aimons pas être en colère, être en proie à des craintes ou créer plus de problèmes pour les autres. Or, comment savoir que nous réussissons à devenir des gens qu’on respecte ? Quels sont nos balises personnelles ? Certains adoptent différentes balises, par exemple raconter moins de mensonges ou dire la vérité plus souvent. D’autres apprennent à être plus patients ou à se mettre en colère moins souvent. Je me demande souvent si je me rapproche ou m’éloigne des autres; il s’agit d’une balise personnelle pour le bon comportement.

 

5- Attendez-vous à des surprises.

Nous sommes assez vieux pour savoir que la vie ne cessera pas de contredire nos plans et de nous surprendre à chaque tournant. Il est utile de prendre conscience de cette sagesse que nous sommes obligés d’acquérir. La surprise est moins traumatisante lorsque nous nous disons qu’il s’agit d’une réalité de l’existence.

 

6- Exercez-vous à exprimer votre gratitude.

On nous enseigné, pour la plupart, à faire preuve de gratitude. Or, prenons-nous souvent le temps, tous les jours, de faire le point sur la chance que nous avons ? Ce processus fait merveille, puisqu’en faisant chaque jour le point, nous sommes de plus en plus reconnaissants. Nous commençons alors à remarquer de plus en plus les gens qui nous ont aidés, la chance que nous avons eue et les petits miracles qui nous ont évité le danger. En appliquant chaque jour ce principe, nous pourrons vraiment changer et nous améliorer. Et lorsqu’on prend l’habitude d’exprimer sa gratitude à des collègues, les relations s’améliorent spectaculairement.

 

Je crois que parce que vous êtes humain, vous avez déjà connu les pouvoirs, les craintes et les joies que je viens de décrire. Il est plus important de faire appel à sa propre sagesse que de demander conseil à quelqu’un d’autre. La vie nous enseigne constamment et toujours les mêmes leçons. Le changement est dans l’ordre des choses. La tranquillité d’esprit ne dépend pas des circonstances. Nous sommes motivés par la signification de l’existence. Nous voulons exprimer notre amour en servant les autres. Et lorsque nous sommes convaincus que comme dirigeants, nous jouons notre rôle dans une activité qui a plus de sens que ce que notre égoïsme ne pourra jamais expliquer, nous devenons des dirigeants pacifiques, courageux et sages.

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A propos de la congruence

Véronique, le 26 août 2017


Je partage ci-après l’article de SHEILA HAUGH à qui je suis fort reconnaissante de m’avoir éclairée sur ce concept rogérien dont je parle si souvent.. Le présent article, intitulé « La Congruence, une Confusion de Langage », publié initialement dans « PERSON CENTRED PRACTICE », le journal de BAPCA (British Association for the Person Centred Approach) est paru dans le n°17 de la revue « Mouvance rogérienne » en 1999. Son auteur, Sheila Haugh, est formatrice permanente à l’Institut for Person Centred Learning et pour le diplôme de Counselling centré sur la Personne à l’Institut Metanoia à Londres.

Cet article ayant pour sujet la pratique de la relation d’aide centrée sur la personne, il intéresse les thérapeutes et autres praticiens professionnels, mais je le crois utile autant à tous ceux qui accompagnent autrui, indépendamment de leur statut, fonction et formation… (V. A.)

 

Le concept de congruence, dans la théorie et dans la pratique centrée sur la personne, est au mieux mal compris et au pire mal interprété. La confusion qui règne concernant la signification exacte de « sincérité », « authenticité et « transparence » (mots souvent employés pour tenter de décrire la condition de congruence) y est pour beaucoup. L’influence de cette confusion de langage sur la pratique de la thérapie est directe et puissante.

Dans cet article, j’analyse la formulation théorique de la congruence et sa place dans la théorie centrée sur la personne. J’examine d’abord brièvement l’hypothèse que la congruence est une condition nécessaire à la relation thérapeutique dans d’autres approches, y compris l’Analyse Jungienne, l’Analyse Transactionnelle et la Thérapie Gestalt. J’essaye ensuite de clarifier le concept de la congruence en me référant à la théorie et à la pratique de la relation d’aide centrée sur la personne. J’explore ensuite les façons de communiquer la congruence et je suggère en conclusion que, dans la théorie centrée sur la personne, vérité, authenticité et transparence résultent de la congruence plutôt qu’ils ne la définissent.

Carl Rogers décrit la congruence chez le thérapeute : « L’expérience intérieure du thérapeute est disponible à sa conscience. Elle peut être vécue dans la relation et exprimée, si cela s’avère appropriée. De cette façon il y a un juste accord, ou une congruence, entre ce qui est éprouvé aux niveau des tripes, ce qui est présent à la conscience, et ce qui est exprimé au client. ». (C. Rogers, A Way of Being. 1980)

Les éléments d’expérience des processus internes du thérapeute lui sont accessibles à tout moment. Son expérience consciente n’est pas déformée et elle peut être exprimée à une autre personne, s’il l’estime opportune. Rogers avait clarifié cette notion dans des écrits précédents. L’état de congruence est un  »accord très proche » de l’expérience vécue avec ce qui est présent à la conscience, mais en même temps, dans cette expérience vécue, la personne est elle-même, « librement, profondément et de façon consentante, éprouvant effectivement ses sentiments et ses réactions et en possédant une conscience aiguë dans le temps même où ils apparaissent et se modifient. » II dit également que la symbolisation consciente du thérapeute doit être correcte.

En ce qui concerne les résultats de la thérapie, comme pour le processus du client, la congruence est un composant intégral de la théorie et de la pratique centrée sur la personne. Le fait que, dans une thérapie réussie, la congruence du client augmente, est explicite dans la théorie – même s’il ne s’agit pas d’un des buts de la thérapie. Dans les « sept étapes » du processus de Carl Rogers, la septième étape voit l’émergence d’un état de communication interne claire, où « les sentiments et leur symbolisation sont bien en accord. » Quand une personne fonctionne en utilisant davantage son potentiel, « elle peut éprouver tous ses sentiments et en a moins peur ». Accroître la congruence, en rapprochant l’expérience de la conscience, est considéré comme l’évolution vers ‘le fonctionnement à plein potentiel’ de la personne.

En thérapie, la congruence est une des célèbres « six conditions nécessaires et suffisantes » qui, lorsqu’elles sont présentes, libèrent le flux directionnel de la tendance actualisante. Il s’agit du « flux directionnel constructif de l’être humain vers un développement plus complexe. »

Dans une relation caractérisée par ces six conditions, la tendance actualisante innée d’une personne, jusqu’alors soumise à une valorisation conditionnelle et à un centre d’évaluation externe, évoluera dans une direction positive qui enrichit la vie.

La fonction de la congruence est analysée par Watson et Bozarth. Pour Watson « la congruence du thérapeute est une pré-condition pour qu’il éprouve une considération positive sans condition et de l’empathie envers le client ». Bozarth souligne cette idée: J’ai suggéré que la formulation théorique la plus importante de Carl Rogers affirme que les conditions de congruence, de compréhension empathique et de considération positive inconditionnelle sont profondément interreliées sur le plan théorique, mais que l’importance de la congruence ou de l’authenticité du thérapeute est avant toute chose de lui permettre de mieux éprouver les deux autres conditions (l’empathie et la considération positive sans conditions) envers le client. II s’ensuit que, bien que le thérapeute puisse être ressenti comme étant vrai et authentique, la fonction de sa congruence est de faciliter sa capacité à être empathique et avoir de la considération positive sans conditions pour le client.

Les six conditions essentielles, d’après l’hypothèse de Carl Rogers, sont nécessaires et suffisantes pour qu’un changement constructif de la personnalité puisse avoir lieu : « aucune autre condition n’est nécessaire. Si ces six conditions sont présentes et se prolongent dans le temps, elles sont suffisantes. » Si, d’après sa définition la plus simple, la congruence veut dire que l’expérience est disponible à la conscience, il semblerait que pour beaucoup d’autres approches de la relation d’aide, un tel concept est au moins nécessaire dans la relation thérapeutique.

Dans l’analyse Jungienne, le résultat voulu de la thérapie est que « le monde interne..,devienne disponible pour l’utilisation et… l’enrichissement ». Carvaiho écrit: « Il va de soi que le thérapeute a lui-même suivi une analyse approfondie et qu’il s’en sert ». On peut donc en déduire que pour un analyste Jungien son expérience – son monde interne – doit être disponible à la conscience. De façon similaire, dans l’Analyse Transactionnelle, « il s’ensuit que vous devez entrer en thérapie ou en relation d’aide quand vous réalisez que vous avez des problèmes personnels non résolus. »‘ Bien qu’il ne s’agisse pas d’une forte incitation pour que l’expérience soit disponible à la conscience (le thérapeute doit suivre une thérapie seulement s’il se rend compte « d’un problème personnel non résolu’), l’idée que le thérapeute doit être conscient de ses processus internes et en prendre acte est implicite.

La thérapie Gestalt « exige de la part du praticien une conscience importante, une connaissance de soi et de la responsabilité’. II s’agit d’un processus, le thérapeute devenant « conscient, de façon plus continue, de son propre vécu de sensations, de ressentis et de pensées dans l’instant ». Nous retrouvons ici l’exigence, pour le thérapeute, d’avoir son expérience disponible à la conscience. Et encore « la thérapie Gestalt n’est pas une approche qui peut être utilisée par une personne qui n’est pas à même d’être consciente de son propre processus.’ La thérapie Gestalt exige également du thérapeute qu’il « soit ouvert à l’idée de partager quelques-uns de ses propres sentiments et réactions ». Cela est également vrai pour les praticiens centrés sur la personne. Comme nous l’avons noté ci dessus, le vécu immédiat peut être partagé si cela s’avère opportun. Cela pose la question de « quand » ce partage pourrait s’avérer approprié. Bozarth propose ce que l’on peut considérer comme une règle de conduite la thérapie centrée sur le client ou centrée sur la personne est « une hypothèse fonctionnelle qui comprend des différences importantes, des façons uniques de faire des choses – et des manières « idiasyncratiques » de réagir… en ce qu’elles sont dédiées à la direction du client à son rythme et à sa façon d’être unique » (c’est moi qui souligne). Tout vécu immédiat peut être communiqué au client en tenant compte de ces paramètres. J’aimerais aussi ajouter que chaque relation avec un client est unique, ce qui élargit la gamme de différences et donc la palette de réactions, du thérapeute.

La question de savoir quand il est opportun de communiquer son expérience vécue est, en quelque sorte, une fausse question. Avant de savoir quand communiquer il est nécessaire de savoir ce que l’on voudrait communiquer. C’est ici, je crois, qu’une confusion du langage a joué un rôle important dans le malentendu concernant le concept de congruence. Le paragraphe de Rogers cité ci-dessus est précédé par une définition de la congruence : « Etre sincère, être vrai, ou être congruent… cela veut dire que le thérapeute vit ouvertement le flux des sentiments et des attitudes en lui dans l’instant … Le terme transparent rend bien la saveur de cette condition. « 

Ici Carl Rogers relie « sincérité« , « être vrai« , et « transparence » avec le concept de congruence. Un autre mot souvent utilisé dans ce contexte est « authentique » et il s’ensuit alors qu’il y a confusion en ce qui concerne ce qui est communiqué.

Lietaer essaye de clarifier ce point : « L’authenticité a deux aspects l’un intérieur et l’autre extérieur. La dimension intérieure se réfère au degré de conscience et de réceptivité avec lequel le thérapeute accède à tous les aspects de son propre flux expérientiel Nous appellerons cet aspect du processus « congruence » représentant l’unité totale de l’expérience et de la conscience. Le coté extérieur, quant à lui, se réfère à la communication explicite des perceptions, attitudes et sentiments conscients du thérapeute. Nous allons appeler cet aspect « transparence » : devenir transparent aux yeux du client en lui communiquant des impressions et des expériences personnelles. »

A première lecture, ce passage semble être aidant. Il définit la congruence en tant qu’expérience « interne » et explique également les différences entre « la transparence » et le concept de congruence. Cependant, à regarder de plus près, deux difficultés émergent. D’abord « l’authenticité » a remplacé la congruence en tant que condition fonctionnelle – la congruence est devenue une explication partielle de l’authenticité. Deuxièmement, il semblerait qu’on puisse être transparent vu de l’extérieur en communiquant, par exemple, l’accès conscient à « tous les aspects de son propre flux expérientiel ». D’après cette formulation la transparence peut exister sans congruence. Théoriquement, donc, être transparent n’impose pas nécessairement de remplir la condition d’être congruent dans la relation. Lietaer prévient, en effet, que « la distinction que nous avons faite entre congruence et transparence ne devrait pas être comprise en termes d’absolu ». Néanmoins, je crois que cette juxtaposition peut mener à une certaine confusion et avoir des conséquence pour la pratique, que j’analyserai plus loin.

L’exploration de l’utilisation du mot « transparence » conduit à un examen des autres termes utilisés dans le contexte de la congruence ; c’est à dire  » vrai », « sincère’ et « authentique ». Les significations de ces mots définis par le Collins Concise Dictionary (1983), comprennent respectivement – « pas artificiel ou simulé, authentique » – « pas faux ou contrefait, d’origine, vrai, authentique » « authentique, fiable, sûr ». Ces mots, pour la plupart, impliquent une façon d’être plutôt qu’une façon de faire. Qu’est-ce que peut faire une personne pour ne pas être artificielle ou ne pas être « simulée » ? Je suggère qu’elle ne peut qu’être ni artificielle ni simulée. Peut-être est-il possible de faire des choses pour démontrer qu’on est fiable et sûr. Par exemple, dans le contexte de la thérapie, (pour le thérapeute) être ponctuel, ne pas oublier les séances, etc. En gros, cependant, ces mots impliquent les qualités d’une personne plutôt que des attitudes acquises. Il serait plus facile de le voir s’il était possible d’imaginer un thérapeute qui ne correspondait pas à ces descriptions. Il serait artificiel, simulé, inauthentique ; faux, contrefait, pas d’origine ; pas vrai ; pas authentique.

Une des conséquences pour la pratique de la relation d’aide centrée sur la personne est que le thérapeute pourrait être encouragé à acquérir des comportements et des réactions guidés par l’intention d’être perçu par le client comme étant transparent, sincère et authentique. Cependant, c’est l’intention de faire coïncider la conscience avec le vécu immédiat qui remplit au plus juste la condition de congruence. Je crois que ce manque de clarté est, en partie, une conséquence de la confusion de langage dans les descriptions de la congruence.

Il y a quelque chose qui tient du paradoxe entre la définition et l’expression de la congruence. A un niveau optimum, toute l’expérience devrait être disponible à la conscience. Heureusement, d’après Carl Rogers: « Il n’est pas nécessaire (ni possible) que le thérapeute soit un parangon qui démontre ce niveau d’intégration, de globalité, dans chaque aspect de sa vie. Il est suffisant qu’il soit lui-même, de façon juste et précise pendant cette heure de cette relation … qu’il soit ce qu’il est vraiment, à ce moment-là. » Le paradoxe existe dans le fait que le thérapeute peut ne pas avoir toute son expérience disponible à sa conscience. Cependant, s’il existe une certaine qualité – ou état de correspondance et de concordance entre l’expérience et la conscience – il sera, très probablement, vécu comme étant authentique. C’est ici qu’il est possible de rentrer dans cette même confusion de langage qui, je crois, a embrouillé la condition de congruence. J’espère l’éviter, en affirmant que la sincérité, authenticité, vérité et transparence sont les résultats de la congruence plutôt que des définitions de la congruence. Plus l’expérience est disponible à la conscience, plus le thérapeute sera perçu comme sincère, authentique, vrai et transparent.

Une des implications pour la pratique de la relation d’aide centrée sur la personne réside dans le danger qu’une intervention thérapeutique vise à communiquer les résultats de la congruence plutôt que celle-ci en elle-même. A cause de cette confusion de définitions, certains thérapeutes essayent de faire passer leur authenticité, leur sincérité, et leur vérité plutôt que leur « experiencing » même. Cela peut provoquer, chez le thérapeute, des comportements tels qu’analyser le processus du client, lui indiquer le chemin ou se dévoiler de façon inappropriée. Il s’agit là d’activités qui ne sont pas généralement associées à la relation d’aide centrée sur la personne.

Les trois conditions de base – l’empathie, la congruence, la considération positive inconditionnelle décrivent l’expérience du thérapeute en relation avec le client. En théorie, le client n’a pas besoin de percevoir la congruence du thérapeute, seulement sa compréhension empathique et sa considération positive sans conditions. Il est également important de se rappeler que la relation d’aide centrée sur la personne est une approche unitaire basée sur la tendance actualisante. Les interventions du thérapeute comprennent l’empathie et la considération positive sans conditions – suivant la direction du client.

Bien que le thérapeute n’ait pas besoin de communiquer la congruence, je suggère qu’elle est, en fait, communiquée au client et que cette communication est perçue par lui. La parole est seulement une des manières que nous avons de parler de nous-mêmes. II existe plusieurs manières de communiquer avec le monde. Une des façons les plus connues est le langage du corps – la façon de se tenir, nos mouvements corporels, le contact des yeux, etc… Ces actions nous disent beaucoup de choses nous concernant, même si nous n’en sommes pas conscients. Pour la thérapie Gestalt « l’importance du corps… (est) primordiale, » il faut se centrer sur le comportement non-verbal et le travailler. Smith décrit des « conversations cachées » entre l’analyste et le patient. Il s’agit de narrations explicites parlant de sentiments et de pensées inconscients. Il n’est pas dans mon intention de suggérer que ces deux formulations, quand elles sont explorées en profondeur, sont en accord l’une avec l’autre, ou même qu’elles ont les mêmes bases philosophiques. Elles illustrent tout simplement le fait que la communication entre les êtres humains est souvent vécue comme étant diffuse et non verbale.

Il s’ensuit que la congruence, l’état dans lequel le vécu immédiat disponible à la conscience, est communiquée au client, que le thérapeute choisisse ou non d’expliciter verbalement un aspect de son expérience interne. Il sera perçu comme étant authentique si, en effet, il l’est – quelles que soient ses interventions explicites. Inversement le thérapeute sera perçu comme n’étant pas authentique si son vécu immédiat n’est pas disponible à sa conscience, ou si sa communication n’est pas en accord avec sa conscience.

Carl Rogers a parlé de « la complexité effective de ce concept » de congruence. Quelques-unes des complications sont inhérentes à la nature du concept. La congruence pourrait être décrite comme étant le voyage intérieur, alors que l’empathie et le regard positif inconditionnel sont un voyage extérieur vers « l’autre ». Le voyage intérieur au centre de soi peut être très douloureux, il n’est pas étonnant qu’il soit parfois évité. La congruence appelle le praticien centré sur la personne à explorer son propre monde, pour amener plus d’éléments d’expérience à la conscience. Il s’agit plutôt d’un état d’être que de faire. Dans cet état d’être, il sera vécu par l’autre comme incarnant les résultats de la congruence – comme étant authentique, sincère, transparent et vrai.

 

 

 

Commentaires fermés

Nommer, identifier, catégoriser, diagnostiquer, évaluer..

Véronique, le 07 juillet 2013
Voici une belle page de réflexion pour nous tous, collègues formateurs, acteurs éducatifs, stagiaires, étudiants, responsables, que ce texte de Monsieur Philippe MEIRIEU, extrait de son intervention « Dépister ou éduquer : faut-il choisir ? » (lors du meeting de la Cause freudienne à Bruxelles, le 14 juin 2008)

« Une éthique du voyage pour cliniciens, pédagogues, éducateurs,

qui sont toujours à bourlinguer, à rouler leur bosse

dans des situations difficiles, voire impossibles »

 

Nomination et réification

Je ne vais pas ici (…) dire à quel point il est important pour un enfant d’être nommé. D’être identifié par son nom – parce qu’il s’inscrit ainsi dans une filiation – et d’être identifié aussi par son prénom – parce qu’au sein de cette filiation, il n’est pas n’importe qui : quelqu’un lui a donné un prénom qui lui appartient en propre. L’association du nom et du prénom tresse, en quelque sorte, l’identité avec l’altérité, le droit à la ressemblance avec le droit à la différence. Elle donne la possibilité d’être soi sans avoir besoin de s’auto- engendrer, comme elle donne la possibilité d’appartenir à une histoire commune sans être assigné au mimétisme…

Je n’insisterai pas, non plus, sur l’importance, dans tous les rapports humains, de pouvoir nommer l’autre. La nomination est absolument fondatrice, dans la réciprocité, tout autant pour celui qui nomme que pour celui qui est nommé : le premier s’autorise à « entrer en matière » avec un autre humain et se reconnaît lui-même comme tel, le second se voit reconnu et échappe à l’indifférenciation mortifère…

Et puis, la nomination est aussi une des plus grandes joies que nous puissions éprouver : il y a du bonheur à nommer quelqu’un, de la douceur à l’appeler par son prénom, de la jouissance à lui dire qu’on le trouve merveilleux ou génial. Qui n’a pas ressenti ce bonheur de la nomination de l’être cher ne sait pas à quel point le nom est au cœur de ce que l’humaine condition a de plus heureux…

Car nommer, c’est entrer dans une relation où l’on reconnaît le visage de l’autre, comme dit Emmanuel Levinas. C’est tenter, maladroitement et dans un bégaiement constitutif de l’éthique elle-même, de s’approcher de l’autre dont on sait qu’on ne l’atteindra jamais, puisqu’il nous est, à proprement parler, d’une « opacité incontournable ». (…)

C’est pourquoi, si l’on ne se passera jamais de la nomination, on risque toujours de la prendre pour ce qu’elle ne peut pas être, pour son contraire même. On risque toujours d’enfermer l’autre dans la mêmeté au lieu d’accepter de s’ouvrir sur son altérité. Sur l’arête de la nomination, on côtoie toujours l’abîme de la réification.

Mais peut-être sommes-nous, en réalité, condamnés à la réification pour organiser le commerce des hommes ? Peut-être même est-ce là un des aspects du tragique inhérent à notre humaine condition ? Bien sûr, la réification, c’est terrible… bien sûr, la réification c’est la catégorisation, l’enfermement entomologique dans une classification, dans une « classe ». Pour autant, il n’est pas incongru de se demander si l’on pourrait faire exister du social sans classement, c’est-à-dire sans une forme de réification.

Sans doute sommes-nous douloureusement mais inéluctablement condamnés, en éducation comme en médecine, (…) à la réification : nous ne pouvons pas « manager » les hommes sans les placer sous un signe qui nous permette de les regrouper. Impossible d’agir, dans la moindre institution, ou même seulement de concevoir une action avec des êtres humains, sans mobiliser des classifications. Sortir du chaos ne se conçoit pas sans une forme de triage.

L’agglutinement indifférencié des humains ne se combat qu’en affectant des places : catégories, groupes et clubs, classes et typologies, appartenances et pathologies, classements et hiérarchies. Qui peut prétendre s’en passer ?

En réalité, nous qui dénonçons les étiquettes les utilisons largement par ailleurs dans l’institution scolaire, universitaire et médicale. Nous sommes bien contents d’avoir nos étiquettes. Nos étiquettes nous rassurent, nous légitiment… Ce sont elles qui, tout simplement, nous permettent de ne pas nous dissoudre dans l’indifférenciation ou nous enfermer dans le solipsisme. Sans étiquettes, pas d’institué et sans institué pas d’instituant… Paradoxe difficile pour le clinicien et le pédagogue : la réification structure notre univers et elle est, en même temps, mortifère…

Notre problème devient donc : comment travailler dans des institutions dont la « classe », sous toutes ses formes, est le paradigme organisateur, sans, pour autant, assigner les êtres à résidence dans ces « classes » ? Comment avoir prise sur des individus en les affectant dans des structures capables de les prendre en charge, sans évacuer la singularité de leur histoire et la radicale improbabilité de leur destin ? Comment faire avec des « diagnostics » dont nous connaissons le caractère éminemment précaire et dangereux, mais qui, d’une manière ou d’une autre, sont toujours là « avant », dans le simple fait d’accueillir quelqu’un, de l’identifier, de lui parler.

Quiconque imagine se débarrasser de ses « impressions » en luttant contre ses préjugés s’aveugle sur son propre fonctionnement mental. De même, une institution qui refuserait de s’appuyer sur des éléments de « connaissance » des personnes avec l’objectif éminemment louable d’évacuer le caractère inévitablement prescriptif de ces dernières au titre de l’effet d’attente – on fait toujours plus ou moins arriver « ce qu’on dit de quelqu’un » – se condamnerait à une atomisation, voire à une confusion invivable.

Ainsi, par exemple, nous disposons, en France, dans ce qu’on nomme « l’éducation spécialisée », à destination des enfants porteurs de handicaps ou de très lourdes difficultés psychologiques, de classifications qui permettent, d’une part, de leur proposer des programmes de travail et des dispositifs d’accompagnement adaptés, et, d’autre part, de préparer des éducateurs de manière spécifique à leur prise en charge : ces classifications sont extrêmement discutables, tributaires de toute une histoire, sujettes à des querelles de territoire néfastes… mais je ne vois pas comment on pourrait s’en passer.

Nous avons besoin de pouvoir dire : « J’ai traité cette personne ainsi, parce qu’à tel moment et dans telle situation, en fonction des connaissances que j’avais et des moyens dont je disposais, c’est ce qui m’est apparu le meilleur… ». Mais nous devons absolument refuser de transformer en « identité » ce qui n’est qu’un moment, analysé à travers une grille de lecture discutable. Nous ne devons jamais faire de l’ontologie avec de la méthodologie. Et c’est là le point nodal, la ligne de fracture, le sens de notre véritable combat : que les impératifs du « commerce des individus » ne nous fassent pas oublier la radicale imprédictibilité des histoires singulières. Que tout classement soit provisoire et révisable. Que tout diagnostic puisse être réinterrogé. Et, surtout que nous ne renoncions jamais à inventer des situations par lesquelles le sujet peut se remettre en jeu, contre toute fatalité.

C’est cela, pour moi, la pédagogie : nommer sans réifier, identifier sans enfermer, antécéder sans anticiper, réguler sans régulariser. Posture praxéologique plutôt que position théorique, la pédagogie sait qu’elle travaille dans des structures imparfaites, mais dont elle ne peut se passer. (…)

C’est pourquoi il est si important d’être attentif à ce que l’évaluation ne devienne jamais prescriptive. Impossible de considérer comme acquis que « ce qui a été sera ». Tout au contraire, notre travail est de faire mentir toute forme de fatalisme…

Cela nécessite, dans le domaine qui nous occupe, de se dégager de la tentation des explications faciles, mécanistes et monofactorielles. Un comportement humain, a fortiori un « résultat » scolaire, n’est jamais la conséquence d’un seul et unique facteur, qu’il soit interne (la fainéantise, un blocage psychologique ou une soi-disant absence de « don » !) ou externe (une pesanteur sociologique, une situation éducative mal construite, un environnement médiatique négatif ou, simplement, de « mauvaises influences » !).

Tout comportement humain est polyfactoriel… et, même d’une polyfactorialité à jamais insaisissable dans sa complexité. Insaisissable, parce qu’il nous est impossible de connaître tous les facteurs (ceux qui relèvent, par exemple, de l’inconscient, sont même consubstantiellement inconnaissables), et insaisissables parce que tous les facteurs interagissent entre eux et produisent des configurations qui ne se stabilisent jamais…

Et l’on aurait tort de croire, évidemment, que la polyfactorialité nous réduit à l’impuissance. Certes, elle décourage le dressage comportementaliste, mais elle ouvre une infinité de possibles parce que, justement, elle permet de jouer sur différents facteurs et de créer des situations nouvelles.

« Situations » : tout est là. La monofactorialité déterministe définit des « interventions » univoques, la polyfactorialité suscite des propositions multiples de situations complexes : il ne s’agit plus de « redresser », de « corriger », ni même de « remédier », mais de créer de nouvelles conditions de développement qui permettent au sujet de trouver les prises nécessaires pour se mettre en jeu, s’engager, grandir.

La polyfactorialité ouvre à l’intervention clinique comme au travail pédagogique, au contact avec les familles comme à la réflexion sur les conditions de vie, elle permet d’explorer des ressources qui ne sont pas, en elles-mêmes, des « ressources thérapeutiques », mais qui peuvent avoir des « effets thérapeutiques », comme le sport, la création artistique, la lecture, etc.

Cette démarche doit aussi nous amener à distinguer vigoureusement prédisposition et fatalisme. Nous ne sommes, contrairement à ce qu’on voudrait faire croire, ni naïfs ni obtus : nous savons qu’il existe des prédispositions. Mais nous savons aussi que, pour beaucoup de sujets (une grande majorité probablement, dans certains cas), ces prédispositions ne se manifestent pas… Et notre travail est justement là : dans la création de situations qui permettent que des prédispositions, naturelles ou sociales, à des comportements déviants ne se concrétisent pas. Prédisposition ne doit pas devenir prédestination…

Et tout éducateur a là un deuil à faire important : renoncer à la jouissance de la prophétie. Pas facile, car nous adorons prophétiser, c’est un signe de notre pouvoir : prévoir pour montrer qu’on est plus fort, plus intelligent, plus près de Dieu ou de la science. Mais, prévoir l’avenir de l’autre, c’est tuer l’autre. Il n’y a guère que la mort qu’on peut prévoir.

Le vivant, quand il est humain, est, par définition, imprévisible.

Or, faire exister cet imprévisible, faire émerger du « sujet » qui « diffère », au quotidien, c’est cela notre travail. Certes, ce travail n’est guère spectaculaire selon les critères du show biz et de la technocratie réunis. Par définition, les effets de la prévention ne sont pas directement observables. Mais il faut être singulièrement buté pour nier qu’ils sont déterminants et que, sous toutes ses formes, la prévention est, de loin, le meilleur « investissement éducatif »…

D’autant plus que les prédispositions peuvent relever de plusieurs registres : physiologique, psychologique ou social. Et l’important est, justement, de faire jouer ces domaines les uns sur les autres : apporter un environnement social structuré là où, précisément, il existe plus de fragilités psychologiques… ou faire un travail psychologique approfondi qui permettra de mieux assumer les difficultés du milieu.

Là encore, l’interaction nous ouvre des portes : on peut aider quelqu’un à faire face à des difficultés affectives en lui apportant de meilleures conditions d’apprentissage, comme on peut lutter contre l’hyperactivité par la pratique du théâtre ou du judo… Attention, nous ne disons pas que cela marche à tous les coups ! Nous disons simplement qu’on peut, qu’on doit essayer, et que cela nécessite un vrai travail sur la prévention globale, une concertation inventive des acteurs scolaires, sociaux et culturels… bref une véritable politique éducative à tous les niveaux de l’État aux plus petits des territoires.

Rappelons, enfin, que, pour le pédagogue, tout ce travail s’inscrit sur un arrière-fond philosophique essentiel : éduquer, c’est récuser « l’explicativisme » – on me pardonnera ce néologisme qui a le mérite de la clarté – et travailler à ce que l’autre parvienne progressivement à s’imputer ses propres actes… ce qui est justement le signe qu’il advient comme sujet.

À cet égard, je crois qu’un certain sociologisme peut fonctionner exactement aujourd’hui de la même manière qu’un certain biologisme : c’est un moyen de tout expliquer et de verrouiller la possibilité qu’il ait du « jeu » – donc du « je » – dans le champ social. Il existe même aujourd’hui une sorte de vulgate bourdivine dont se sont emparés un certain nombre d’enfants et d’adolescents et qui leur permet de rester campés dans l’explication, pour fuir en permanence l’implication. Ils manipulent la sociologie pour s’exonérer de toute responsabilité… Certes, l’imputation ne peut fonctionner de manière magique et il n’est pas possible de nier l’importance du contexte ou d’ignorer les déterminations et influences de toutes sortes qui pèsent sur les trajectoires individuelles. Ce serait même une vaste imposture : comment croire qu’un enfant né dans une famille immigrée, dont les parents sont au chômage et qui vit dans une cité à l’abandon peut « se prendre en charge » et « réussir à l’école » de la même manière qu’un fils de notaire, de médecin ou de professeur ? L’existence d’exceptions superbes ne peut, ici, nous faire oublier la lourdeur des réalités sociales et l’inégalité immense des énergies à déployer pour comprendre et mettre en œuvre les règles du jeu social.

À cet égard, la postulation abstraite du libre-arbitre cartésien – qui considère que tout homme a, quelles que soient les circonstances, le même pouvoir de dire non – est, pour l’éducateur, un aboutissement, non un a priori.

Ce que le philosophe postule légitimement doit être construit pédagogiquement. C’est à nous de le faire émerger en ouvrant des espaces à l’investissement personnel et à l’engagement de la personne : « Je ne nie pas le poids des difficultés que tu trimbales, mais là, dans ce cadre et sur ces objets, tu peux agir… ».

Le pédagogue ne déclenche pas la liberté comme on déclenche le décollage d’une fusée en appuyant sur un bouton, mais il peut créer des situations dans lesquelles cette liberté puisse émerger… et le sujet s’imputer ses propres actes, se revendiquer auteur de lui- même, plus exigeant, plus solidaire, plus adulte et citoyen. Pari fou, peut-être, mais la seule ligne de passage possible pour échapper à la fois au fatalisme déterministe et aux illusions de la liberté du vide.

Ainsi, sommes-nous des êtres fragiles et paradoxaux : nous sommes contraints d’utiliser des classifications, mais nous devons interroger, en permanence, la légitimité de ces classifications. Nous sommes assignés à fonctionner dans des institutions technocratiques, mais nous devons faire alliance avec les personnes pour qu’elles subvertissent toutes les catégories dans lesquelles elles sont enrôlées. Nous aidons, autant que faire se peut, et sans jamais pouvoir « contrôler en temps réel » ce que « nous fabriquons », des sujets à émerger de la gangue des nécessités. Nous ne sommes même pas vraiment sûr qu’ils puissent y parvenir : Emmanuel Levinas dit que c’est « une pure éventualité, et, d’emblée, une éventualité pure ». Et, effectivement, dans le monde des objets, le sujet n’est qu’une hypothèse.

Alors pour nous aider à avancer malgré le caractère ténu de nos certitudes et alors que nous marchons, comme le dit Milan Kundera, dans « l’insoutenable légèreté de l’être », je vous propose de nous aider à avancer en énonçant modestement ce que pourraient être une éthique du voyage et une pédagogie pour temps de crise.

Une éthique du voyage parce que nous autres, cliniciens et pédagogues, qui tentons d’être des éducateurs, ne pouvons espérer la tranquillité d’une installation sereine dans des institutions définitivement stabilisées : nous sommes toujours à bourlinguer, à rouler notre bosse dans des situations difficiles, voire impossibles. Comme tous les « pédagogues historiques » que j’ai pu étudier, nous sommes en permanence « en voyage » et, même, d’une certaine manière, en partance. Inquiets, impatients, énervés, révoltés, engagés, enthousiasmés, désespérés, heureux… attentifs au moindre signe d’espérance, sensibles au moindre motif de découragement. D’une certaine manière, nous sommes de nulle part et nous voudrions être partout à la fois. Chaleureux, nous sommes, pourtant, insupportables.

Insupportables, nous demeurons irremplaçables. Bringuebalés, nous bourlinguons sans cesse, mi-curés, mi-corsaires… insaisissables par les apparatchiks du « désordre établi ».

Alors, dans la tourmente, il nous faut avoir quelques points de repère, histoire de ne pas perdre complètement le cap et aussi, bien sûr, de ne pas nous laisser aspirer par les cyclones de notre narcissisme.

Mais, finalement, peu de points de repère suffisent, juste une constellation de référence, la plus visible et la plus simple… Nommer sans obturer, organiser sans enfermer. Rester disponibles à la divergence. Accepter d’avoir tort dans nos prophéties. Et, surtout, saisir le moindre chance offerte pour permettre à l’autre de s’immiscer dans les fissures de la fatalité…

Refuser les mots-complices, les mots-entre-collègues, les mots définitifs, les mots qui tuent, même quand on prétend les utiliser avec humour. « Nul », « irrécupérable », « pas doué », « ne relève plus de l’éducation », « ne s’en sortira pas » : tout le monde a priori est d’accord pour se débarrasser de ce vocabulaire : et si on le faisait vraiment ?…

Enfin, chercher les points d’appui : une des choses les plus terrifiantes dans les tests c’est qu’ils ne sont souvent constitués que d’items négatifs : « Fait des fautes d’inattention… », « Exprime de la répugnance à s’engager dans des tâches… », « Ne parvient pas à finir ce qu’il commence… », etc. Jamais on ne demande : « Sur quelles tâches parvient-il à se concentrer un peu plus ? », « Dans quelles conditions a-t-il moins de répugnance à travailler ? », « Qu’est-il parvenu à finir un jour ? », etc. De même : « Ne finit pas les tâches qu’on lui demande de faire ». C’est une observation qui peut être instructive, mais à condition de sortir des catégorisations imposées par la grille: «pas vrai du tout»,«juste un peu vrai», «assez vrai»,«très vrai». Il vaut mieux se demander de quelle tâche on parle ? Qui lui demande de la faire ? Dans quelle situation ? Il faut s’interroger sur les exceptions positives, qui nous en apprennent toujours plus sur l’aide à apporter à un enfant que la comptabilisation de ses échecs

Ainsi, en se focalisant sur les dysfonctionnements, on se prive systématiquement de tout repérage de ce sur quoi l’on pourrait agir de manière positive et constructive. On se condamne à corriger, on s’interdit de mobiliser.

On est dans une logique de la « remédiation », alors qu’il faudrait être dans la logique de la « prévention »… Nommer sans obturer, refuser la complicité qui tue et toujours chercher à identifier ce qui peut nous servir de points d’appui pour agir : voilà, je crois, une éthique du voyage acceptable.

Mais, au-delà, de ces repères indispensables, il nous faut, aussi, construire une vraie pédagogie pour temps de crise. Nous ne partons pas de rien : depuis Pestalozzi jusqu’à Deligny, de Makarenko à Korczak ou à Oury, nous avons engrangé quelques savoirs de base…

Créer le cadre, mettre en place les rituels qui permettent d’endiguer les pulsions et de faire émerger le désir… Construire des dispositifs afin d’aider chacun à apprendre à surseoir et à s’inscrire dans la temporalité… Mobiliser l’anthropologique, parler avec les enfants de ce qui les concerne directement !

Fernand Deligny écrivait en 1949: « Si l’éducateur, sous prétexte de ne pas perdre du temps, refuse de raconter des histoires aux enfants, de leur parler de ce qui compte pour eux, de ce dont ils ont peur, du désir ou du sexe, il y aura toujours des commerçants, prêts à le faire, et la surenchère commerciale saura jouer de toutes les attirances, les mélanger pour ne pas rater la vente. Les gosses se précipiteront sur ce brouet, pendant que des milliers d’éducateurs maladroits ou insuffisants négligeront de satisfaire les besoins anthropologiques fondateurs des enfants dont ils ont la charge. »…

Travailler « en projets » (…) qui permettent à chacun de savoir où il est, ce qu’on attend de lui et comment il peut se situer « en tant que… »…

Évaluer, enfin, mais en s’exonérant de la hantise de la mesure. Évaluer, c’est donner de la valeur, ce n’est pas quantifier : il nous faut sortir de cette illusion objectiviste de l’évaluation qui croit que noter c’est comme « peser » un travail avec des unités de mesure parfaitement calibrées : évaluer est une transaction pédagogique qui consiste à aider l’autre à se donner des défis pour satisfaire à de plus hautes exigences.

 

Repérage des notions et idées clefs du texte de Philippe MEIRIEU :

V. ANDRES

Nommer, c’est entrer dans une relation ou l’on reconnaît l’autre, d’où l’importance de nommer l’enfant pour qu’il soit identifié et puisse s’inscrire dans une filiation. Se nommer, de façon réciproque, c’est se reconnaître par le nom en tant qu’individu singulier, mais ce peut être aussi réduire l’autre à un terme, le réifier, c’est à dire le transformer en objet.

Catégoriser, c’est faire entrer dans une classification forcément limitante, réductrice, et néanmoins utile pour trier, classer, ordonner…C’est aussi donner une place, une appartenance. Les étiquettes rassurent, structurent, mais enferment ! On ne peut s’en passer, mais on doit s’en méfier : Comment classer sans enfermer dans la « classe » ? Comment éviter ce risque quand on diagnostique ? Le diagnostic est nécessaire pour donner des repères, éviter la confusion, mais il est discutable et peut être prédictif.

Il s’agit de rester vigilant sur la situation particulière d’une personne qui n’est pas son identité : tout classement (lorsqu’il concerne des personnes) est provisoire et révisable, tout diagnostic doit pouvoir être réinterrogé : nommer sans réifier, identifier sans étiqueter !

Il s’agit aussi d’être vigilant sur les explications: tout comportement humain est polyfactoriel, et l’on ne peut considérer tous les facteurs : ils sont insaisissables ! On peut considérer cette complexité comme une infinité de possibles, et donc la possibilité de jouer sur ces différents facteurs, d’explorer différentes ressources !

Sans nier les prédispositions (physiologiques, psychologiques, sociales) qui expliquent des difficultés, il importe d’être créatif qu’elles ne soient pas une fatalité, une prédestination. Il faut sortir des prophéties où l’on se complait, car malgré des indicateurs négatifs qui annoncent des probabilités de déviance, les humains sont imprévisibles !

A nous de faire le pari de la prévention, de créer des nouvelles conditions plus favorables au développement de la personne, par une concertation inventive entre les acteurs scolaires, sociaux et culturels.

Sans nier les influences du contexte, évitons de s’en tenir aux explications sociologiques, utilisées par les sujets eux-mêmes pour se justifier, se déresponsabiliser, et ne pas s’impliquer.

Il est nécessaire de reconnaître ces influences, mais d’inciter la personne à agir pour les dépasser, et l’aider à s’engager pour se construire, pour émerger en tant que sujet.

Si nous sommes contraints de recourir aux explications, aux classifications, et en même temps de nous en méfier, nous devons permettre à l’individu de s’en libérer, ce qui n’est jamais certain ni vérifiable..

Cliniciens et pédagogues qui veulent être éducateurs sont des voyageurs qui affrontent en permanence des situations inconfortables, impossibles, chaotiques, pour lesquelles il leur faut quelques repères, mais surtout vigilance et compétences : rester ouvert, attentif à éviter le jugement des mots (étiquettes), prêt à s’interroger et se remettre en question, observateur disponible à saisir des occasions, créatif, capable de considérer autrement les dysfonctionnements pour y repérer des ressources et leviers d’action…

En se nourrissant des savoirs pédagogiques antérieurs, il leur faut construire des réponses, des dispositifs qui cadrent, canalisent, prennent en compte les besoins des personnes en parlant vrai de ce qui leur importe.

Il s’agit d’investir les enfants, les jeunes, les personnes accompagnées, dans des projets qui leur permettent de se situer et de devenir, et de savoir évaluer de façon « valorisante », constructive pour évoluer..

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La « bientraitance » relationnelle

Véronique, le 10 mai 2011

Définitions de la bientraitance

 

• Définition courante : « Ensemble d’attitudes et comportements positifs et constants de respect, de bons soins, de marques et manifestations de confiance, d’encouragement et d’aide envers des personnes ou des groupes en situation de vulnérabilité ou de dépendance (tout particulièrement les enfants, les personnes âgées, les malades très vulnérables) »

Ce n’est pas seulement l’absence de maltraitance, ni même la prévention de la maltraitance. La notion de bientraitance date des années 90 (cf. historique de la notion ci-après) Le terme désigne alors une démarche « impliquant avant tout, malgré les séparations et les ruptures, de respecter la continuité du développement de l’enfant dans son histoire, non plus à court terme, mais envisagée dans un projet d’avenir, et de l’aider à construire son identité dans la sécurité affective et l’épanouissement de toutes ses possibilités. » (D. Rapoport, « la bien-traitance envers l’enfant »)

Pour rappel : Les établissements accueillant les publics en situation de vulnérabilité ou de dépendance sont amenés à définir des « bonnes pratiques » c’est à dire à décrire les comportements indispensables à mettre en œuvre par leurs équipes. Ils élaborant des guides de bonnes pratiques qui rappellent les obligations légales, et cernent les attitudes exigées pour garantir la bientraitance. Les informations et éléments théoriques cités dans ce document proviennent des recommandations de l’ANESM, l’agence nationale de l’évaluation et de la qualité des établissements et services sociaux et médico-sociaux . Créée en 2007, elle a pour mission principale de développer une culture de la « bientraitance » dans les établissements et services sociaux et médico-sociaux visés à l’article L. 312-1 du code de l’action sociale et des familles. Cette agence valide, actualise ou élabore des références, des procédures et des recommandations de bonnes pratiques professionnelles. Elle en assure ensuite la diffusion afin de promouvoir toute action d’amélioration de la qualité des prestations délivrées dans le domaine social et médico-social.

 

La bientraitance vise à promouvoir le bien-être de la personne accueillie, en répondant à ses besoins fondamentaux de la manière la plus personnalisée possible.

- C’est une manière d’être, d’agir et de dire : être soucieux de l’autre, réactif à ses besoins et à ses demandes, respectueux de ses choix et de ses refus. Cela suppose une grande capacité d’adaptation à l’autre.

La bientraitance est à la fois :

- une intention positive : la bienveillance (sinon c’est une série d’actions qui n’ont pas de sens)

- un ensemble d’actes concrets (sans quoi elle se limite à des bonnes intentions).

 

La bientraitance trouve ses fondements dans le respect de la personne, de sa dignité et de sa singularité.

Cette culture est fondée sur le principe de l’égale dignité de tous les êtres humains, figurant dans la Déclaration universelle des droits de l’homme et réaffirmé dans tous les textes de référence des professionnels du secteur social et médico-social. Elle repose également sur la conviction que tous les usagers sont des personnes dont la capacité de développement et la dignité doivent recevoir les moyens de s’épanouir pleinement.

Elle s’inscrit dans un projet éthique, fondées sur les valeurs les plus partagées : liberté, justice, solidarité, respect de la dignité. En ce sens, la bientraitance est « l’enjeu d’une société toute entière, un enjeu d’humanité ».

La bientraitance valorise l’expression des usagers Les choix exprimés par son représentant légal ou par ses proches sont également déterminants lorsque l’usager lui-même ne peut les énoncer.

Elle comporte aussi le nécessaire souci de maintenir un cadre institutionnel stable, avec des règles claires  et sécurisantes pour tous, et un refus sans concession de toute forme de violence et d’abus  sur le plus faible, d’où qu’elle émane. Cela implique que les professionnels eux-mêmes soient reconnus, soutenus et accompagnés dans le sens qu’ils donnent à leurs actes.

 

• La bientraitance est une recherche :

Elle exige de la part des professionnels une réflexion collective sur les pratiques, une prise de recul régulière, et une mise en acte rigoureuse des mesures qui ont été choisies pour améliorer les pratiques. Les équipes doivent être à la recherche de la meilleure réponse possible à un besoin identifié à un moment donné.

Cette recherche doit prendre en compte le plus grand nombre de paramètres possibles concernant l’usager : son identité et ses besoins, son parcours avant sa rencontre avec la structure et les possibilités qui s’offrent à lui ensuite, ses proches, et tout ce qui fait son expérience personnelle dans le monde – ses objets personnels, ses vêtements, son univers de sons ou d’images, son animal familier…

Danielle Rapoport, psychologue, vice-présidente et co-fondatrice de l’Association Bien-traitance, (formation et recherches), elle est à l’origine du concept de bien-traitance. Voici un extrait de son article « Enfants bien-traités, adultes bien-traitants » disponible sur le site :  www.accompagnerlavie.net

« Les difficultés pour nombre de professionnels de la petite enfance méritent ici d’être soulignées. Bien-traiter un enfant suppose en effet de maintenir dans la simultanéité le souci de la globalité de son évolution et de son histoire en construction, alors que nous sollicitent conjointement des aspects si divers de son développement, dont aucun n’est prioritaire et dont tous sont fondamentaux ! Bien-traiter un enfant implique la prise en compte constante de toutes ces composantes : affectives, verbales, psychomotrices, intellectuelles, sensorielles, sensuelles et sexuelles, relationnelles et sociales…, tout en respectant la spécificité propre à chaque âge et à chaque stade, ce qui remet en cause cette sur-stimulation et cette adultisation qui guettent tant les enfants de nos jours. Et tout en respectant la place de chacun, de ses parents, des professionnels et de l’enfant. » (A lire : Danièle Rapoport,« La bien-traitance envers l’enfant. Des racines et des ailes » Belin, Paris, 2006)

 

Les notions associées au concept de bientraitance

 

• La notion de bienfaisance, plus ancienne, est l’un des trois principes éthiques fondamentaux de la recherche médicale concernant la protection des sujets humains (au même titre que le respect de la personne et la justice). La bienfaisance, définie comme une « obligation », comporte deux règles générales : « (1) ne faites pas de tort ; et (2) maximisez les avantages et minimisez les dommages possibles ». Retenons l’idée d’une absence de tort faite à l’autre, d’une part, et surtout d’un équilibre à trouver au sein des pratiques entre ce qui apportera un bénéfice et ce qui causera du tort à l’usager.

• La notion de bienveillance, plus récente, se situe au niveau de l’intention des professionnels. Elle consiste à aborder l’autre, le plus fragile, avec une attitude positive et avec le souci de faire le bien pour lui. La notion contient le mot « veille », donc c’est chacun qui doit veiller, être vigilant ! Retenons  l’importance de l’intention envers l’autre.

• La notion de mère « suffisamment bonne », issue de la psychanalyse, développée par le pédopsychiatre Donald Winnicott, peut également être citée : il s’agit d’une capacité d’adaptation de la mère pour prendre soin de l’enfant, pour s’ajuster à cet enfant particulier, pour percevoir et répondre à ses besoins de façon appropriée à un moment donné. Ce n’est pas une compétence abstraite et générale : il n’y a pas de mère parfaite ! La posture professionnelle de bientraitance n’est pas une posture maternante. mais elle contient elle-aussi l’idée de savoir s’adapter : il s’agit d’une posture d’ajustement à un usager singulier à un moment donné.

• La notion de sollicitude, développée principalement par le philosophe Paul Ricœur, consiste à adopter envers l’autre, au sein d’une relation dissymétrique, une attitude permettant de rétablir un équilibre plutôt que d’accentuer le déséquilibre. La sollicitude est un geste individuel qui vise à instaurer une relation équilibrée et respectueuse de l’autre, bien qu’on ne puisse pas forcément parvenir à réparer la différence ou soulager la détresse.

• La notion de care, issue des écrits anglo-saxons, vise à différencier « prendre soin » de « guérir » qui est plus technique. Elle se réfère à un accompagnement de proximité où une place importante est donnée à l’expérience des professionnels : Les attitudes et comportements du « care » ne sont pas déterminés par la règle ou le droit, mais par l’adaptation des réponses à une situation donnée, à une personne singulière: « la pratique du care implique de sortir de son propre cadre de référence pour entrer dans celui de l’autre »

• La notion de reconnaissance est également éclairante, car elle met l’accent sur l’importance pour toute personne d’être regardée favorablement par ceux qui l’entourent pour développer une image positive d’elle-même et en conséquence, pour déployer ses capacités au mieux.

• Enfin le concept de bientraitance voit le jour dans les années 90 au sein du comité de pilotage ministériel de « L’opération pouponnières » (1997) qui visait à l’humanisation de l’accueil de très jeunes enfants. Les professionnels souhaitaient « rechercher activement des moyens permettant de ne pas se laisser envahir par le découragement provoqué par la complexité des situations de maltraitance. » Le terme désigne une démarche « impliquant avant tout, malgré les séparations et les ruptures, de respecter la continuité du développement de l’enfant dans son histoire, non plus à court terme, mais envisagée dans un projet d’avenir, et de l’aider à construire son identité dans la sécurité affective et l’épanouissement de toutes ses possibilités. » (D. Rapoport, « la bien-traitance envers l’enfant »)

 

Eléments fondamentaux de la bientraitance relationnelle :

 

• L’accueil :

Il importe de personnaliser l’accueil et d’accompagner l’intégration dans la structure : donc d’accorder une attention particulière à cette étape par la mise en place d’un dispositif garant de la capacité d’écoute et de compréhension de l’enfant et de ses proches. Cela suppose une personnalisation de l’accueil, l’aménagement d’un espace préservé pour la rencontre, et l’accompagnement dans la durée jusqu’à ce que l’intégration soit effectivement réalisée.

• L’écoute :

Le respect de la personne et le développement de son autonomie ont pour fondement l’écoute, et la prise en compte de sa parole. La bientraitance valorise l’expression des personnes accueillies. Il importe que les professionnels soient à l’écoute des besoins et des demandes de l’enfant et mettent en place des modalités de fonctionnement, des occasions de disponibilité et d’écoute active lui permettant de s’exprimer librement.

Sa parole doit être prise en compte, ou celle exprimée par son représentant légal ou par ses proches lorsque la personne elle-même ne peut les énoncer. Il est recommandé que les professionnels adoptent une démarche d’attention et de compréhension adaptée dans le cas des jeunes enfants, ou des usagers présentant des troubles du comportement ou du langage.

Il est utile aussi que des possibilités d’expression diversifiées soient offertes : temps privilégié d’un échange singulier au moment d’un jeu par exemple, ou échange non verbal à travers la participation à une activité, ou encore communication gestuelle si  le langage fait défaut.

• La qualité des relations au quotidien :

Elle repose sur deux notions :

- La notion de reconnaissance : Il est utile de rappeler l’importance pour toute personne d’être regardée favorablement par ceux qui l’entourent pour développer une image positive d’elle-même et en conséquence, pour déployer ses capacités au mieux.

- La notion de communication respectueuse non violente, (issue des enseignements de Carl Rogers) est utile pour approcher la démarche de bientraitance relationnelle. C’est la faculté d’empathie qui est mise en avant dans ce type de communication : savoir écouter sans juger, comprendre l’autre malgré les différences de points de vue, montrer sa sensibilité à ce qu’il vit. Il importe de savoir observer et différencier les faits, les actes, de la personne, pour respecter son identité, sa personnalité, en évitant de mettre l’autre en accusation par les jugements de valeur.

Il importe également de reconnaître ses propres sentiments, d’avoir conscience et d’exprimer ses besoins propres, avec authenticité et congruence, ce qui facilite également la compréhension des besoins de l’autre. Cela permet de savoir formuler sa demande de façon acceptable pour l’autre et de pouvoir négocier, dialoguer, coopérer pour contribuer à rétablir le bien-être mutuel.

 

• Définition de la bientraitance relationnelle :

Il s’agit d’une attitude (intention) et de comportements (savoir faire) qui communiquent à autrui qu’on le prend en considération et qui vise à établir du respect mutuel dans une relation durable avec lui.

De la part des professionnels (accueillants, encadrants, animateurs, éducateurs, soignants, et autres détenteurs de l’autorité) cela suppose la pratique de comportements facilitateurs de l’expression authentique de chacun :

- Assertivité : savoir formuler respectueusement des messages pour informer, exprimer ses besoins, poser des limites, prévenir, confronter, recadrer..

- Ecoute active : savoir accueillir l’expression (verbale ou non), entendre et comprendre, décoder le besoin s’il est implicite, accepter et apaiser l’émotion, canaliser la réaction qui se manifeste pour faciliter un dialogue constructif.