Nommer, identifier, catégoriser, diagnostiquer, évaluer..

Véronique, le 07 juillet 2013
Voici une belle page de réflexion pour nous tous, collègues formateurs, acteurs éducatifs, stagiaires, étudiants, responsables, que ce texte de Monsieur Philippe MEIRIEU, extrait de son intervention « Dépister ou éduquer : faut-il choisir ? » (lors du meeting de la Cause freudienne à Bruxelles, le 14 juin 2008)

« Une éthique du voyage pour cliniciens, pédagogues, éducateurs,

qui sont toujours à bourlinguer, à rouler leur bosse

dans des situations difficiles, voire impossibles »

 

Nomination et réification

Je ne vais pas ici (…) dire à quel point il est important pour un enfant d’être nommé. D’être identifié par son nom – parce qu’il s’inscrit ainsi dans une filiation – et d’être identifié aussi par son prénom – parce qu’au sein de cette filiation, il n’est pas n’importe qui : quelqu’un lui a donné un prénom qui lui appartient en propre. L’association du nom et du prénom tresse, en quelque sorte, l’identité avec l’altérité, le droit à la ressemblance avec le droit à la différence. Elle donne la possibilité d’être soi sans avoir besoin de s’auto- engendrer, comme elle donne la possibilité d’appartenir à une histoire commune sans être assigné au mimétisme…

Je n’insisterai pas, non plus, sur l’importance, dans tous les rapports humains, de pouvoir nommer l’autre. La nomination est absolument fondatrice, dans la réciprocité, tout autant pour celui qui nomme que pour celui qui est nommé : le premier s’autorise à « entrer en matière » avec un autre humain et se reconnaît lui-même comme tel, le second se voit reconnu et échappe à l’indifférenciation mortifère…

Et puis, la nomination est aussi une des plus grandes joies que nous puissions éprouver : il y a du bonheur à nommer quelqu’un, de la douceur à l’appeler par son prénom, de la jouissance à lui dire qu’on le trouve merveilleux ou génial. Qui n’a pas ressenti ce bonheur de la nomination de l’être cher ne sait pas à quel point le nom est au cœur de ce que l’humaine condition a de plus heureux…

Car nommer, c’est entrer dans une relation où l’on reconnaît le visage de l’autre, comme dit Emmanuel Levinas. C’est tenter, maladroitement et dans un bégaiement constitutif de l’éthique elle-même, de s’approcher de l’autre dont on sait qu’on ne l’atteindra jamais, puisqu’il nous est, à proprement parler, d’une « opacité incontournable ». (…)

C’est pourquoi, si l’on ne se passera jamais de la nomination, on risque toujours de la prendre pour ce qu’elle ne peut pas être, pour son contraire même. On risque toujours d’enfermer l’autre dans la mêmeté au lieu d’accepter de s’ouvrir sur son altérité. Sur l’arête de la nomination, on côtoie toujours l’abîme de la réification.

Mais peut-être sommes-nous, en réalité, condamnés à la réification pour organiser le commerce des hommes ? Peut-être même est-ce là un des aspects du tragique inhérent à notre humaine condition ? Bien sûr, la réification, c’est terrible… bien sûr, la réification c’est la catégorisation, l’enfermement entomologique dans une classification, dans une « classe ». Pour autant, il n’est pas incongru de se demander si l’on pourrait faire exister du social sans classement, c’est-à-dire sans une forme de réification.

Sans doute sommes-nous douloureusement mais inéluctablement condamnés, en éducation comme en médecine, (…) à la réification : nous ne pouvons pas « manager » les hommes sans les placer sous un signe qui nous permette de les regrouper. Impossible d’agir, dans la moindre institution, ou même seulement de concevoir une action avec des êtres humains, sans mobiliser des classifications. Sortir du chaos ne se conçoit pas sans une forme de triage.

L’agglutinement indifférencié des humains ne se combat qu’en affectant des places : catégories, groupes et clubs, classes et typologies, appartenances et pathologies, classements et hiérarchies. Qui peut prétendre s’en passer ?

En réalité, nous qui dénonçons les étiquettes les utilisons largement par ailleurs dans l’institution scolaire, universitaire et médicale. Nous sommes bien contents d’avoir nos étiquettes. Nos étiquettes nous rassurent, nous légitiment… Ce sont elles qui, tout simplement, nous permettent de ne pas nous dissoudre dans l’indifférenciation ou nous enfermer dans le solipsisme. Sans étiquettes, pas d’institué et sans institué pas d’instituant… Paradoxe difficile pour le clinicien et le pédagogue : la réification structure notre univers et elle est, en même temps, mortifère…

Notre problème devient donc : comment travailler dans des institutions dont la « classe », sous toutes ses formes, est le paradigme organisateur, sans, pour autant, assigner les êtres à résidence dans ces « classes » ? Comment avoir prise sur des individus en les affectant dans des structures capables de les prendre en charge, sans évacuer la singularité de leur histoire et la radicale improbabilité de leur destin ? Comment faire avec des « diagnostics » dont nous connaissons le caractère éminemment précaire et dangereux, mais qui, d’une manière ou d’une autre, sont toujours là « avant », dans le simple fait d’accueillir quelqu’un, de l’identifier, de lui parler.

Quiconque imagine se débarrasser de ses « impressions » en luttant contre ses préjugés s’aveugle sur son propre fonctionnement mental. De même, une institution qui refuserait de s’appuyer sur des éléments de « connaissance » des personnes avec l’objectif éminemment louable d’évacuer le caractère inévitablement prescriptif de ces dernières au titre de l’effet d’attente – on fait toujours plus ou moins arriver « ce qu’on dit de quelqu’un » – se condamnerait à une atomisation, voire à une confusion invivable.

Ainsi, par exemple, nous disposons, en France, dans ce qu’on nomme « l’éducation spécialisée », à destination des enfants porteurs de handicaps ou de très lourdes difficultés psychologiques, de classifications qui permettent, d’une part, de leur proposer des programmes de travail et des dispositifs d’accompagnement adaptés, et, d’autre part, de préparer des éducateurs de manière spécifique à leur prise en charge : ces classifications sont extrêmement discutables, tributaires de toute une histoire, sujettes à des querelles de territoire néfastes… mais je ne vois pas comment on pourrait s’en passer.

Nous avons besoin de pouvoir dire : « J’ai traité cette personne ainsi, parce qu’à tel moment et dans telle situation, en fonction des connaissances que j’avais et des moyens dont je disposais, c’est ce qui m’est apparu le meilleur… ». Mais nous devons absolument refuser de transformer en « identité » ce qui n’est qu’un moment, analysé à travers une grille de lecture discutable. Nous ne devons jamais faire de l’ontologie avec de la méthodologie. Et c’est là le point nodal, la ligne de fracture, le sens de notre véritable combat : que les impératifs du « commerce des individus » ne nous fassent pas oublier la radicale imprédictibilité des histoires singulières. Que tout classement soit provisoire et révisable. Que tout diagnostic puisse être réinterrogé. Et, surtout que nous ne renoncions jamais à inventer des situations par lesquelles le sujet peut se remettre en jeu, contre toute fatalité.

C’est cela, pour moi, la pédagogie : nommer sans réifier, identifier sans enfermer, antécéder sans anticiper, réguler sans régulariser. Posture praxéologique plutôt que position théorique, la pédagogie sait qu’elle travaille dans des structures imparfaites, mais dont elle ne peut se passer. (…)

C’est pourquoi il est si important d’être attentif à ce que l’évaluation ne devienne jamais prescriptive. Impossible de considérer comme acquis que « ce qui a été sera ». Tout au contraire, notre travail est de faire mentir toute forme de fatalisme…

Cela nécessite, dans le domaine qui nous occupe, de se dégager de la tentation des explications faciles, mécanistes et monofactorielles. Un comportement humain, a fortiori un « résultat » scolaire, n’est jamais la conséquence d’un seul et unique facteur, qu’il soit interne (la fainéantise, un blocage psychologique ou une soi-disant absence de « don » !) ou externe (une pesanteur sociologique, une situation éducative mal construite, un environnement médiatique négatif ou, simplement, de « mauvaises influences » !).

Tout comportement humain est polyfactoriel… et, même d’une polyfactorialité à jamais insaisissable dans sa complexité. Insaisissable, parce qu’il nous est impossible de connaître tous les facteurs (ceux qui relèvent, par exemple, de l’inconscient, sont même consubstantiellement inconnaissables), et insaisissables parce que tous les facteurs interagissent entre eux et produisent des configurations qui ne se stabilisent jamais…

Et l’on aurait tort de croire, évidemment, que la polyfactorialité nous réduit à l’impuissance. Certes, elle décourage le dressage comportementaliste, mais elle ouvre une infinité de possibles parce que, justement, elle permet de jouer sur différents facteurs et de créer des situations nouvelles.

« Situations » : tout est là. La monofactorialité déterministe définit des « interventions » univoques, la polyfactorialité suscite des propositions multiples de situations complexes : il ne s’agit plus de « redresser », de « corriger », ni même de « remédier », mais de créer de nouvelles conditions de développement qui permettent au sujet de trouver les prises nécessaires pour se mettre en jeu, s’engager, grandir.

La polyfactorialité ouvre à l’intervention clinique comme au travail pédagogique, au contact avec les familles comme à la réflexion sur les conditions de vie, elle permet d’explorer des ressources qui ne sont pas, en elles-mêmes, des « ressources thérapeutiques », mais qui peuvent avoir des « effets thérapeutiques », comme le sport, la création artistique, la lecture, etc.

Cette démarche doit aussi nous amener à distinguer vigoureusement prédisposition et fatalisme. Nous ne sommes, contrairement à ce qu’on voudrait faire croire, ni naïfs ni obtus : nous savons qu’il existe des prédispositions. Mais nous savons aussi que, pour beaucoup de sujets (une grande majorité probablement, dans certains cas), ces prédispositions ne se manifestent pas… Et notre travail est justement là : dans la création de situations qui permettent que des prédispositions, naturelles ou sociales, à des comportements déviants ne se concrétisent pas. Prédisposition ne doit pas devenir prédestination…

Et tout éducateur a là un deuil à faire important : renoncer à la jouissance de la prophétie. Pas facile, car nous adorons prophétiser, c’est un signe de notre pouvoir : prévoir pour montrer qu’on est plus fort, plus intelligent, plus près de Dieu ou de la science. Mais, prévoir l’avenir de l’autre, c’est tuer l’autre. Il n’y a guère que la mort qu’on peut prévoir.

Le vivant, quand il est humain, est, par définition, imprévisible.

Or, faire exister cet imprévisible, faire émerger du « sujet » qui « diffère », au quotidien, c’est cela notre travail. Certes, ce travail n’est guère spectaculaire selon les critères du show biz et de la technocratie réunis. Par définition, les effets de la prévention ne sont pas directement observables. Mais il faut être singulièrement buté pour nier qu’ils sont déterminants et que, sous toutes ses formes, la prévention est, de loin, le meilleur « investissement éducatif »…

D’autant plus que les prédispositions peuvent relever de plusieurs registres : physiologique, psychologique ou social. Et l’important est, justement, de faire jouer ces domaines les uns sur les autres : apporter un environnement social structuré là où, précisément, il existe plus de fragilités psychologiques… ou faire un travail psychologique approfondi qui permettra de mieux assumer les difficultés du milieu.

Là encore, l’interaction nous ouvre des portes : on peut aider quelqu’un à faire face à des difficultés affectives en lui apportant de meilleures conditions d’apprentissage, comme on peut lutter contre l’hyperactivité par la pratique du théâtre ou du judo… Attention, nous ne disons pas que cela marche à tous les coups ! Nous disons simplement qu’on peut, qu’on doit essayer, et que cela nécessite un vrai travail sur la prévention globale, une concertation inventive des acteurs scolaires, sociaux et culturels… bref une véritable politique éducative à tous les niveaux de l’État aux plus petits des territoires.

Rappelons, enfin, que, pour le pédagogue, tout ce travail s’inscrit sur un arrière-fond philosophique essentiel : éduquer, c’est récuser « l’explicativisme » – on me pardonnera ce néologisme qui a le mérite de la clarté – et travailler à ce que l’autre parvienne progressivement à s’imputer ses propres actes… ce qui est justement le signe qu’il advient comme sujet.

À cet égard, je crois qu’un certain sociologisme peut fonctionner exactement aujourd’hui de la même manière qu’un certain biologisme : c’est un moyen de tout expliquer et de verrouiller la possibilité qu’il ait du « jeu » – donc du « je » – dans le champ social. Il existe même aujourd’hui une sorte de vulgate bourdivine dont se sont emparés un certain nombre d’enfants et d’adolescents et qui leur permet de rester campés dans l’explication, pour fuir en permanence l’implication. Ils manipulent la sociologie pour s’exonérer de toute responsabilité… Certes, l’imputation ne peut fonctionner de manière magique et il n’est pas possible de nier l’importance du contexte ou d’ignorer les déterminations et influences de toutes sortes qui pèsent sur les trajectoires individuelles. Ce serait même une vaste imposture : comment croire qu’un enfant né dans une famille immigrée, dont les parents sont au chômage et qui vit dans une cité à l’abandon peut « se prendre en charge » et « réussir à l’école » de la même manière qu’un fils de notaire, de médecin ou de professeur ? L’existence d’exceptions superbes ne peut, ici, nous faire oublier la lourdeur des réalités sociales et l’inégalité immense des énergies à déployer pour comprendre et mettre en œuvre les règles du jeu social.

À cet égard, la postulation abstraite du libre-arbitre cartésien – qui considère que tout homme a, quelles que soient les circonstances, le même pouvoir de dire non – est, pour l’éducateur, un aboutissement, non un a priori.

Ce que le philosophe postule légitimement doit être construit pédagogiquement. C’est à nous de le faire émerger en ouvrant des espaces à l’investissement personnel et à l’engagement de la personne : « Je ne nie pas le poids des difficultés que tu trimbales, mais là, dans ce cadre et sur ces objets, tu peux agir… ».

Le pédagogue ne déclenche pas la liberté comme on déclenche le décollage d’une fusée en appuyant sur un bouton, mais il peut créer des situations dans lesquelles cette liberté puisse émerger… et le sujet s’imputer ses propres actes, se revendiquer auteur de lui- même, plus exigeant, plus solidaire, plus adulte et citoyen. Pari fou, peut-être, mais la seule ligne de passage possible pour échapper à la fois au fatalisme déterministe et aux illusions de la liberté du vide.

Ainsi, sommes-nous des êtres fragiles et paradoxaux : nous sommes contraints d’utiliser des classifications, mais nous devons interroger, en permanence, la légitimité de ces classifications. Nous sommes assignés à fonctionner dans des institutions technocratiques, mais nous devons faire alliance avec les personnes pour qu’elles subvertissent toutes les catégories dans lesquelles elles sont enrôlées. Nous aidons, autant que faire se peut, et sans jamais pouvoir « contrôler en temps réel » ce que « nous fabriquons », des sujets à émerger de la gangue des nécessités. Nous ne sommes même pas vraiment sûr qu’ils puissent y parvenir : Emmanuel Levinas dit que c’est « une pure éventualité, et, d’emblée, une éventualité pure ». Et, effectivement, dans le monde des objets, le sujet n’est qu’une hypothèse.

Alors pour nous aider à avancer malgré le caractère ténu de nos certitudes et alors que nous marchons, comme le dit Milan Kundera, dans « l’insoutenable légèreté de l’être », je vous propose de nous aider à avancer en énonçant modestement ce que pourraient être une éthique du voyage et une pédagogie pour temps de crise.

Une éthique du voyage parce que nous autres, cliniciens et pédagogues, qui tentons d’être des éducateurs, ne pouvons espérer la tranquillité d’une installation sereine dans des institutions définitivement stabilisées : nous sommes toujours à bourlinguer, à rouler notre bosse dans des situations difficiles, voire impossibles. Comme tous les « pédagogues historiques » que j’ai pu étudier, nous sommes en permanence « en voyage » et, même, d’une certaine manière, en partance. Inquiets, impatients, énervés, révoltés, engagés, enthousiasmés, désespérés, heureux… attentifs au moindre signe d’espérance, sensibles au moindre motif de découragement. D’une certaine manière, nous sommes de nulle part et nous voudrions être partout à la fois. Chaleureux, nous sommes, pourtant, insupportables.

Insupportables, nous demeurons irremplaçables. Bringuebalés, nous bourlinguons sans cesse, mi-curés, mi-corsaires… insaisissables par les apparatchiks du « désordre établi ».

Alors, dans la tourmente, il nous faut avoir quelques points de repère, histoire de ne pas perdre complètement le cap et aussi, bien sûr, de ne pas nous laisser aspirer par les cyclones de notre narcissisme.

Mais, finalement, peu de points de repère suffisent, juste une constellation de référence, la plus visible et la plus simple… Nommer sans obturer, organiser sans enfermer. Rester disponibles à la divergence. Accepter d’avoir tort dans nos prophéties. Et, surtout, saisir le moindre chance offerte pour permettre à l’autre de s’immiscer dans les fissures de la fatalité…

Refuser les mots-complices, les mots-entre-collègues, les mots définitifs, les mots qui tuent, même quand on prétend les utiliser avec humour. « Nul », « irrécupérable », « pas doué », « ne relève plus de l’éducation », « ne s’en sortira pas » : tout le monde a priori est d’accord pour se débarrasser de ce vocabulaire : et si on le faisait vraiment ?…

Enfin, chercher les points d’appui : une des choses les plus terrifiantes dans les tests c’est qu’ils ne sont souvent constitués que d’items négatifs : « Fait des fautes d’inattention… », « Exprime de la répugnance à s’engager dans des tâches… », « Ne parvient pas à finir ce qu’il commence… », etc. Jamais on ne demande : « Sur quelles tâches parvient-il à se concentrer un peu plus ? », « Dans quelles conditions a-t-il moins de répugnance à travailler ? », « Qu’est-il parvenu à finir un jour ? », etc. De même : « Ne finit pas les tâches qu’on lui demande de faire ». C’est une observation qui peut être instructive, mais à condition de sortir des catégorisations imposées par la grille: «pas vrai du tout»,«juste un peu vrai», «assez vrai»,«très vrai». Il vaut mieux se demander de quelle tâche on parle ? Qui lui demande de la faire ? Dans quelle situation ? Il faut s’interroger sur les exceptions positives, qui nous en apprennent toujours plus sur l’aide à apporter à un enfant que la comptabilisation de ses échecs

Ainsi, en se focalisant sur les dysfonctionnements, on se prive systématiquement de tout repérage de ce sur quoi l’on pourrait agir de manière positive et constructive. On se condamne à corriger, on s’interdit de mobiliser.

On est dans une logique de la « remédiation », alors qu’il faudrait être dans la logique de la « prévention »… Nommer sans obturer, refuser la complicité qui tue et toujours chercher à identifier ce qui peut nous servir de points d’appui pour agir : voilà, je crois, une éthique du voyage acceptable.

Mais, au-delà, de ces repères indispensables, il nous faut, aussi, construire une vraie pédagogie pour temps de crise. Nous ne partons pas de rien : depuis Pestalozzi jusqu’à Deligny, de Makarenko à Korczak ou à Oury, nous avons engrangé quelques savoirs de base…

Créer le cadre, mettre en place les rituels qui permettent d’endiguer les pulsions et de faire émerger le désir… Construire des dispositifs afin d’aider chacun à apprendre à surseoir et à s’inscrire dans la temporalité… Mobiliser l’anthropologique, parler avec les enfants de ce qui les concerne directement !

Fernand Deligny écrivait en 1949: « Si l’éducateur, sous prétexte de ne pas perdre du temps, refuse de raconter des histoires aux enfants, de leur parler de ce qui compte pour eux, de ce dont ils ont peur, du désir ou du sexe, il y aura toujours des commerçants, prêts à le faire, et la surenchère commerciale saura jouer de toutes les attirances, les mélanger pour ne pas rater la vente. Les gosses se précipiteront sur ce brouet, pendant que des milliers d’éducateurs maladroits ou insuffisants négligeront de satisfaire les besoins anthropologiques fondateurs des enfants dont ils ont la charge. »…

Travailler « en projets » (…) qui permettent à chacun de savoir où il est, ce qu’on attend de lui et comment il peut se situer « en tant que… »…

Évaluer, enfin, mais en s’exonérant de la hantise de la mesure. Évaluer, c’est donner de la valeur, ce n’est pas quantifier : il nous faut sortir de cette illusion objectiviste de l’évaluation qui croit que noter c’est comme « peser » un travail avec des unités de mesure parfaitement calibrées : évaluer est une transaction pédagogique qui consiste à aider l’autre à se donner des défis pour satisfaire à de plus hautes exigences.

 

Repérage des notions et idées clefs du texte de Philippe MEIRIEU :

V. ANDRES

Nommer, c’est entrer dans une relation ou l’on reconnaît l’autre, d’où l’importance de nommer l’enfant pour qu’il soit identifié et puisse s’inscrire dans une filiation. Se nommer, de façon réciproque, c’est se reconnaître par le nom en tant qu’individu singulier, mais ce peut être aussi réduire l’autre à un terme, le réifier, c’est à dire le transformer en objet.

Catégoriser, c’est faire entrer dans une classification forcément limitante, réductrice, et néanmoins utile pour trier, classer, ordonner…C’est aussi donner une place, une appartenance. Les étiquettes rassurent, structurent, mais enferment ! On ne peut s’en passer, mais on doit s’en méfier : Comment classer sans enfermer dans la « classe » ? Comment éviter ce risque quand on diagnostique ? Le diagnostic est nécessaire pour donner des repères, éviter la confusion, mais il est discutable et peut être prédictif.

Il s’agit de rester vigilant sur la situation particulière d’une personne qui n’est pas son identité : tout classement (lorsqu’il concerne des personnes) est provisoire et révisable, tout diagnostic doit pouvoir être réinterrogé : nommer sans réifier, identifier sans étiqueter !

Il s’agit aussi d’être vigilant sur les explications: tout comportement humain est polyfactoriel, et l’on ne peut considérer tous les facteurs : ils sont insaisissables ! On peut considérer cette complexité comme une infinité de possibles, et donc la possibilité de jouer sur ces différents facteurs, d’explorer différentes ressources !

Sans nier les prédispositions (physiologiques, psychologiques, sociales) qui expliquent des difficultés, il importe d’être créatif qu’elles ne soient pas une fatalité, une prédestination. Il faut sortir des prophéties où l’on se complait, car malgré des indicateurs négatifs qui annoncent des probabilités de déviance, les humains sont imprévisibles !

A nous de faire le pari de la prévention, de créer des nouvelles conditions plus favorables au développement de la personne, par une concertation inventive entre les acteurs scolaires, sociaux et culturels.

Sans nier les influences du contexte, évitons de s’en tenir aux explications sociologiques, utilisées par les sujets eux-mêmes pour se justifier, se déresponsabiliser, et ne pas s’impliquer.

Il est nécessaire de reconnaître ces influences, mais d’inciter la personne à agir pour les dépasser, et l’aider à s’engager pour se construire, pour émerger en tant que sujet.

Si nous sommes contraints de recourir aux explications, aux classifications, et en même temps de nous en méfier, nous devons permettre à l’individu de s’en libérer, ce qui n’est jamais certain ni vérifiable..

Cliniciens et pédagogues qui veulent être éducateurs sont des voyageurs qui affrontent en permanence des situations inconfortables, impossibles, chaotiques, pour lesquelles il leur faut quelques repères, mais surtout vigilance et compétences : rester ouvert, attentif à éviter le jugement des mots (étiquettes), prêt à s’interroger et se remettre en question, observateur disponible à saisir des occasions, créatif, capable de considérer autrement les dysfonctionnements pour y repérer des ressources et leviers d’action…

En se nourrissant des savoirs pédagogiques antérieurs, il leur faut construire des réponses, des dispositifs qui cadrent, canalisent, prennent en compte les besoins des personnes en parlant vrai de ce qui leur importe.

Il s’agit d’investir les enfants, les jeunes, les personnes accompagnées, dans des projets qui leur permettent de se situer et de devenir, et de savoir évaluer de façon « valorisante », constructive pour évoluer..

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