« Jeter sur le monde un regard nouveau »

Véronique, le 09 mai 2011


Cet écrit est un résumé avec des extraits de l’article de Andrée Mathieu : « Le réseau socio-sanitaire québécois » du site de l’Encyclopédie de l’Agora (http://agora.qc.ca/index/thematique/systeme_vivant)

 

Notion d’auto-organisation :

Le propre du vivant est sa capacité à croître vers des niveaux d’organisation de plus en plus élevés, vers plus de complexité. (Ludwig von Bertalanffy) Ceci en raison de l’ouverture du système, c’est à dire des échanges incessants avec l’environnement : énergie, information, matière.. (Il y a contradiction apparente avec le second principe de la thermodynamique des systèmes isolés qui stipule que leur évolution les voue à l’état de désordre et d’indifférenciation maximale. Cf. entropie)

Exemple : l’aptitude d’une famille à changer ses règles de fonctionnement pour s’adapter à la croissance de ses membres, à l’occasion d’une naissance, scolarisation, adolescence, etc.. Il s’instaure un nouvel état du système, niveau supérieur d’organisation..

Les perturbations aléatoires du milieu (« bruit ») peuvent être des facteurs d’organisation, selon que le système est capable d’y réagir pour ne pas subir, ni en pâtir, mais se modifier et en profiter même : s’il s’y adapte et les intègre, ces facteurs aléatoires deviennent des évènements de l’histoire du système..

La clôture opérationnelle selon le biologiste Varela, définit le système autonome, qui est capable de se maintenir grâce à des opérations produites par lui-même. Il est alors stable et dynamique, « clos », mais l’intérieur est en échange avec l’extérieur.

Les trois critères de la vie, conditions d’un système vivant :

Parmi les chercheurs scientifiques contemporains qui s’intéressent à la théorie du chaos et de la complexité, ainsi qu’au domaine des systèmes vivants, se trouvent Humberto Maturana et Francisco Varela, biologistes chiliens, diplômés de Harvard, qui se sont rendus célèbres par leur concept d’autopoïèse et par leur théorie sur la cognition. S’appuyant sur leurs travaux, ainsi que sur ceux du prix Nobel Prigogine, les trois conditions nécessaires pour reconnaître un système vivant :

- un « patron » d’organisation (pattern), configuration des relations qui déterminent les caractéristiques essentielles du système;

-  une structure, qui est la matérialisation du patron d’organisation;

-  un processus, activité qui permet au pattern de se matérialiser dans la structure.
Illustrons la différence entre le patron d’organisation d’un système et sa structure en prenant une bicyclette pour exemple. Pour que nous puissions affirmer que l’objet qui est devant nous est une bicyclette, nous devons pouvoir établir un certain nombre de relations entre ses parties, que nous nommons pédales, guidons, roues, selle, etc., de telle façon que l’ensemble puisse nous transporter. Pour décrire un patron d’organisation, il faut donc dresser une carte abstraite des relations qui doivent exister entre les composants du système, s’il doit pouvoir accomplir sa mission. Mais un patron d’organisation ne peut être reconnu que s’il se matérialise dans une structure, c.-à-d. dans un ensemble de composants physiques réels. Ainsi, toutes les bicyclettes possèdent quelque chose en commun, leur patron d’organisation, mais elles se distinguent par leur structure, leurs composants faisant en sorte qu’elles peuvent prendre toutes sortes de formes allant du « 10 vitesses » au vélo de montagne. Mais si ces notions s’appliquent aux systèmes inanimés, qu’est-ce donc qui caractérise les systèmes vivants? C’est ici que le concept d’autopoïèse entre en jeu.

L’autopoïèse (ou le patron d’organisation d’un système vivant) :

Selon Maturana et Varela, comment décrire le pattern spécifique aux systèmes vivants ? « Notre proposition est que les êtres vivants sont caractérisés par le fait que, littéralement, ils sont continuellement en train de s’auto-produire. Nous nous référons à ce processus lorsque nous appelons l’organisation qui les définit l’organisation autopoïétique »

En d’autres termes, l’autopoïèse est le patron d’organisation d’un réseau dans lequel chaque composant a pour fonction de participer à la production ou la transformation des autres composants du réseau. En outre, certains de ces composants forment une frontière, ou clôture opérationnelle qui circonscrit le réseau de transformations, tout en continuant de participer à son auto-production.

La cellule est un bel exemple d’organisation autopoïétique. Elle se compose d’une membrane qui la sépare du milieu extérieur, et renferme un ensemble de composants (les nutriments, les organelles, le noyau) engagés dans un réseau de milliers d’interactions continues que les biochimistes regroupent sous l’expression de « métabolisme cellulaire ». La membrane participe à ces interactions au même titre que les autres composants et contribue à la production de la cellule tout entière.

Les structures dissipatives (ou la matérialisation du patron d’organisation) :

Un réseau autopoïétique est à la fois fermé et ouvert. Comme chaque composant est produit par les autres composants du réseau, le système entier est clos sur le plan de l’organisation. Cependant, il est ouvert par rapport à l’environnement, assurant la circulation d’énergie et de matière nécessaires au maintien de son organisation et à la régénération continuelle de sa structure.

Ce flux d’énergie et de matière est essentiel à la structure dynamique d’un être humain, à tous les niveaux d’organisation, et le taux de régénération est parfois surprenant. Ainsi, par exemple, les cellules des voies digestives ou du système respiratoire n’ont qu’une durée de vie de quelques jours. Autrement dit, dans quelques jours, tout ce qui restera de votre estomac actuel est son patron d’organisation, puisque les composants de sa structure auront été complètement renouvelés.

Pour souligner cette coexistence de la stabilité et du changement, Ilya Prigogine a inventé l’expression, apparemment paradoxale, de « structure dissipative«  : Les structures dissipatives sont des systèmes capables de conserver leur identité uniquement en restant continuellement ouverts au flux de leur environnement.

Prigogine considère les structures dissipatives comme « des îlots d’ordre dans un océan de désordre ». Elles maintiennent et même accroissent leur ordre (développement, évolution) en créant du désordre qu’elles dissipent dans l’environnement. Les structures dissipatives ne sont pas toutes des systèmes vivants, mais tous les êtres vivants ont une structure dissipative.

Ainsi, le tourbillon de l’eau qui s’écoule d’une baignoire est une structure dissipative, car il se maintient dans un état remarquablement stable tant qu’il est alimenté par l’eau de la baignoire. D’une manière métaphorique, on peut dire qu’une cellule vivante est une sorte de tourbillon, car elle aussi se maintient dans un état stable en échangeant de l’énergie et de la matière avec son environnement. Mais tandis que les boucles de rétroaction négative qui stabilisent le tourbillon sont d’origine mécanique (la force gravitationnelle, par exemple), celles qui assurent la stabilité de la cellule proviennent de sa dynamique interne, c.-à-d. de son organisation autopoïétique. Autrement dit, dans le cas d’un système vivant, la stabilité ne provient pas de forces extérieures, mais sa régulation provient de l’intérieur, elle résulte des interactions chimiques et des réactions catalytiques entre ses composants.
Par ailleurs, les systèmes vivants sont aussi le théâtre d’instabilités qui résultent d’un processus d’amplification au niveau des cycles catalytiques qui sont au coeur des processus métaboliques. Ces boucles de rétroaction positive poussent le système de plus en plus loin de l’équilibre jusqu’à ce qu’il atteigne un seuil. À ce point d’instabilité, nommé « point de bifurcation », de nouvelles formes d’ordre peuvent émerger spontanément, permettant au système vivant de se développer et d’évoluer vers des formes de plus en plus complexes. Au point de bifurcation, la structure dissipative devient extrêmement sensible aux petits changements qui surviennent dans son environnement. Une petite fluctuation peut alors forcer le système à faire des choix. Mais comme tous les systèmes vivants évoluent dans des environnements changeants, et comme on ne peut jamais savoir quelle fluctuation se manifestera au bon moment au point de bifurcation, il est impossible de prédire quel sera le choix du système. En outre, ce qui arrive exactement à ce point critique dépend aussi de toute l’histoire passée du système.

Les caractéristiques des structures dissipatives sont révolutionnaires aux yeux de la science classique, mais elles sont familières à toute expérience humaine. Dans le monde vivant de Prigogine, loin de l’équilibre, l’avenir est imprévisible, et cette incertitude « permet à la créativité humaine de se vivre comme l’expression singulière d’un trait fondamental de tous les niveaux de la nature« .

Selon l’approche des systèmes sociaux et familiaux, les structures dissipatives peuvent constituer un outil pour conceptualiser le changement. (D’après J. Miermont : Dictionnaire des thérapies familiales, p.617) Mony Elkaïm s’interroge sur les moyens de déstabiliser un système familial et l’amener en un point critique pour créer un contexte permettant aux singularités « dangereuses », c’est à dire riches d’autres possibles, de s’amplifier (Car la famille a tendance à amortir les différences, à s’immuniser contres ses propres fluctuations qui sinon menacent le système..)

 

Bibliographie :

MATURANA Humberto R. et VARELA Francisco J., L’arbre de la connaissance, Éd Addison-Wesley, 94
PRIGOGINE Ilya, La fin des certitudes, Éditions Odile Jacob Paris, 96


La cognition, ou le processus de la vie

Le processus de la vie, ou processus continu par lequel un patron d’organisation autopoïétique se matérialise dans une structure dissipative, est un acte cognitif. Cette affirmation suppose une extension radicale de la notion de cognition (processus de la connaissance) qui englobe tout le processus de la vie, y compris la perception, l’émotion et le comportement. Dans leur théorie de la cognition, à laquelle on donne parfois le nom de « théorie de Santiago », Maturana et Varela « montrent que l’acte cognitif n’est pas le simple miroir d’une réalité objective externe, mais plutôt un processus actif, enraciné dans notre structure biologique, par lequel nous créons véritablement notre monde d’expérience » (jaquette du livre de Matura et Varela).
Chaque être vivant possède une structure qui détermine son domaine cognitif, c’est-à-dire l’ensemble des interactions dans lesquelles il pourra s’engager sans perdre son organisation autopoïétique, c.-à-d. son identité. En même temps, l’être vivant évolue dans un milieu qui possède sa propre structure dynamique. Entre les deux, la compatibilité des structures est indispensable. Lorsqu’un système vivant interagit avec son environnement, ce ne sont pas les perturbations de l’environnement qui déterminent ce qui survient dans l’être vivant; c’est plutôt la structure de ce dernier qui spécifie les changements qui s’y produisent. Autrement dit, les changements ne sont pas produits par le stimulus environnemental comme si une force extérieure s’exerçait sur le système (causalité linéaire), mais c’est de l’intérieur de sa clôture opérationnelle que le système transforme sa propre structure en réaction à l’agent perturbateur (adaptation). Il en va de même pour l’environnement: pour lui, l’être vivant est une source de perturbations et non pas une instruction.
L’ontogenèse est l’histoire des changements structuraux subis par un système vivant sans qu’il perde son identité. Dans la théorie de Santiago, on appelle couplage structural le processus continu qui se produit quand deux systèmes autopoïétiques subissent une ontogénèse « couplée », c’est-à-dire lorsqu’ils sont engagés dans une histoire d’interactions récurrentes, dans un processus de coordination réciproque. Puisqu’un système vivant répond aux modifications de son milieu en transformant sa structure et que ces changements structuraux vont à leur tour déterminer son comportement futur, on peut dire d’un système en couplage structural qu’il apprend.
Une cellule constitue une unité vivante du « premier ordre ». Un organisme métacellulaire est un système du « second ordre » dont le couplage structural et l’ontogénèse dépendent de sa structure composite; il donne naissance à une phénoménologie différente de celle des cellules qui le composent. En d’autres termes, la vie d’un organisme passe par le fonctionnement de ses composants, mais elle n’est pas déterminée par leurs propriétés. De même, les organismes pourvus d’un système nerveux peuvent prendre part à des interactions récurrentes d’un nouvel ordre. Les systèmes sociaux sont les systèmes du « troisième ordre » ainsi constitués. À leur tour, ils engendrent une phénoménologie interne particulière qui implique un comportement de coordination réciproque appelé communication.

Le domaine cognitif (ensemble des interactions possibles déterminées par la structure) croît avec la complexité du système vivant. On peut parler de couplage structural entre un système vivant et son environnement ou entre deux systèmes vivants, chaque système étant alors susceptible de déclencher un changement structural chez l’autre. Puisque les êtres vivants d’une même espèce ont plus ou moins la même structure, ils font émerger des mondes similaires, ce qui leur permet de partager sensiblement la même expérience (domaine consensuel). Ainsi, selon Maturana, la communication n’est pas le résultat d’une transmission d’information, qui serait un peu comme une force extérieure s’exerçant sur le système, mais plutôt une « coordination de comportement » résultant du couplage structural. À un certain niveau de complexité, le système vivant peut non seulement se coupler avec son environnement ou avec d’autres systèmes vivants, comme nous venons de le voir, mais il peut aussi se coupler avec lui-même et faire émerger un monde d’expérience intérieur. Chez l’être humain, la création de cet univers intérieur est intimement liée au langage, à la pensée et à la conscience.

 

Une nouvelle vision du monde et des êtres vivants

Il y a dans ce qui précède de quoi modifier radicalement notre vision du monde et, plus particulièrement, des êtres vivants. La vie réside loin de l’équilibre, là où se côtoient l’ordre et le désordre, la stabilité et le changement. Les théories de Maturana et Varela, de Prigogine et de bien d’autres chercheurs secouent les colonnes du temple mécaniste de Newton:

— le matérialisme: contrairement au modèle de l’homme-machine, qui se base sur la structure matérielle de l’être vivant, l’autopoïèse met l’accent sur le réseau des relations qui précède la structure dans laquelle il se concrétise;

— le réductionnisme: « la vie d’un organisme passe par le fonctionnement de ses composants, mais elle n’est pas déterminée par leurs propriétés » et l’ensemble donne naissance à une phénoménologie différente de celle de ses composants;

— le déterminisme: aux points de bifurcation, les structures dissipatives font face à des choix qui rendent l’avenir du système imprévisible, qui transforment les certitudes en potentialités;

— la causalité linéaire: les perturbations qui déclenchent les changements structuraux d’un système vivant n’entretiennent pas avec eux une relation de cause à effet; ces changements dépendent plutôt de la dynamique interne d’adaptation du système.
Nous détournons lentement notre regard de l’univers prévisible et déterminé de Newton, pour le porter vers un univers en construction, un monde changeant et imprévisible, mais vivant et créatif. Dans son livre intitulé justement La fin des certitudes, Prigogine écrit: « La science classique privilégiait l’ordre, la stabilité, alors qu’à tous les niveaux d’observation nous reconnaissons désormais le rôle primordial des fluctuations et de l’instabilité. Associés à ces notions apparaissent aussi les choix multiples et les horizons de prévisibilité limités » (Prigogine, p. 12). Maturana et Varela lui font écho lorsque dans la préface de L’arbre de la connaissance, ils déclarent: « Tout ce livre est une sorte d’invitation à réfréner notre habitude de céder à la tentation de la certitude » (Matura et Varela, p. 4). La « nouvelle science » appelle donc à beaucoup de modestie, car on ne peut plus approcher la nature, pour apprécier sa beauté et sa complexité, avec un désir de domination et de contrôle, mais avec un profond respect et beaucoup d’ouverture au dialogue et à la coopération.

La nouvelle science et les systèmes sociaux

L’approche systémique puise ses racines dans la cybernétique et les travaux du physiologiste autrichien Ludwig von Bertalanffy. Ces origines biologiques prédisposent naturellement les théoriciens des systèmes à s’intéresser aux recherches scientifiques sur les systèmes vivants. Il ne faut donc pas s’étonner que les travaux de Maturana et Varela aient déjà reçu beaucoup d’attention dans le domaine de la sociologie. La question de savoir si les systèmes sociaux humains peuvent être qualifiés d’autopoïétiques a fait l’objet de nombreux débats. Le problème vient du fait que Maturana et Varela n’ont défini l’autopoïèse de façon précise que dans le cas des systèmes physiques et de certaines simulations informatiques. Mais à cause de « l’univers intérieur » des concepts, des idées et des symboles que la pensée humaine, la conscience et le langage ont fait émerger, les systèmes sociaux humains n’existent pas seulement dans le domaine physique mais aussi dans un domaine social symbolique; leurs composants ont de nombreuses dimensions d’existence indépendantes. Et alors que le domaine physique est régi par des lois naturelles, le domaine social est gouverné par des règles définies par le système social lui-même.
Capra prend comme exemple la famille humaine (Capra, p. 211). Elle peut être décrite comme un système biologique défini par une parenté sanguine, mais aussi comme un système « conceptuel » défini par certains rôles et certaines relations qui ne coïncident pas nécessairement avec les liens du sang. Ces rôles dépendent de conventions sociales qui peuvent varier considérablement selon l’époque ou la culture. Ainsi, dans la culture occidentale contemporaine, le rôle du père peut être tenu par le père biologique, par un père adoptif, un beau-père, un oncle, un grand frère, etc. Autrement dit, les rôles ne sont pas des caractéristiques objectives du système familial, mais des constructions sociales flexibles et constamment renégociées.
La théorie de Santiago permet de distinguer les différents métasystèmes (systèmes complexes) par le degré d’autonomie de leurs composants. Ainsi, « les organismes sont des métasystèmes dont les composants ont un minimum d’autonomie, c’est-à-dire qu’ils ont très peu ou pas du tout de dimensions d’existence indépendantes. En revanche, les sociétés humaines sont des métasystèmes dont les composants ont un maximum d’autonomie, c’est-à-dire qu’ils ont de nombreuses dimensions d’existence indépendantes. (…) L’organisme restreint la créativité individuelle des unités qui le composent dans la mesure où ces unités existent pour cet organisme. Le système social humain amplifie la créativité individuelle de ses composants, dans la mesure où le système existe au service de ses composants » (Matura et Varela, pp. 192-193).

 

Certains systèmes sociaux sont « diminués par la mise en oeuvre de mécanismes de stabilisation forcée dans toutes les dimensions comportementales de leurs membres: ces systèmes sociaux ont perdu leur vigueur et ont dépersonnalisé leurs composants; ils ressemblent davantage à un organisme » (idem, p. 193), ce qui constitue une régression du niveau de complexité de ces systèmes et va à l’encontre de leur évolution.

Ainsi, les composants du corps humain (organisme) ont beaucoup moins d’autonomie qu’une abeille qui est pourtant très liée à la ruche, où elle joue un rôle extrêmement précis, et cette abeille est infiniment moins autonome qu’un citoyen dans sa municipalité. L’armée, où les règlements sont rigides, les mécanismes de contrôle sévères et les tâches bien définies, ressemble davantage à un organisme qu’à un système social. Au sein de l’armée, les militaires existent pour servir l’armée, alors que la municipalité existe pour servir ses citoyens.
Maturana et Varela ont exprimé beaucoup de réserves à l’égard de l’application de leur théorie aux systèmes sociaux. Pour Maturana, les systèmes sociaux ne sont pas autopoïétiques, mais ils constituent plutôt le milieu dans lequel les êtres humains réalisent leur autopoïèse biologique à travers le processus du langage (domaine linguistique). Varela est encore plus réticent à prêter un caractère autopoïétique aux institutions humaines, puisque les deux principaux critères de l’autopoïèse s’y appliquent difficilement. D’une part, il trouve farfelu de décrire les interactions sociales internes en terme de processus de production (auto-production), et d’autre part il tient au caractère « topologique » de la clôture opérationnelle, c.-à-d. à sa nature de délimitation dans l’espace physique.
Malgré leur réticence, l’utilisation des travaux de Maturana et Varela par les adeptes de l’approche systémique a donné naissance à trois grands courants, selon les aspects de la théorie qu’ils utilisent:

— le courant formel, ou l’application directe des concepts autopoïétiques (auto-production, clôture opérationnelle, etc.)

— le courant phénoménologique, ou l’application des concepts dérivés de la théorie (couplage structural, domaine consensuel, processus du langage, etc.)

— le courant métaphorique, ou l’utilisation de différents aspects de la théorie comme métaphore pour les institutions humaines
Le principal tenant du courant formel est le sociologue allemand Niklas Luhmann. Il a tenté de démontrer que le système du droit est autopoïétique. Pour contourner les problèmes soulignés par Maturana et Varela, il a remplacé les humains par des processus de communication comme composants du système: « Les systèmes sociaux utilisent la communication comme mode particulier de reproduction autopoïétique. Leurs composants sont des communications qui sont produites et reproduites par un réseau de communications et qui ne peuvent exister en-dehors d’un tel réseau » (Capra, p. 212). Ses détracteurs lui reprochent de ne pas avoir su définir précisément l’espace dans lequel ses « communications » se reproduisent et, surtout, d’avoir évacué les êtres humains de son modèle.

L’alternative la plus convaincante à l’analyse de Luhmann sur l’autopoïèse et les systèmes sociaux provient d’un autre sociologue allemand du nom de Peter Hejl, qui s’est inspiré des aspects phénoménologiques de la théorie. Depuis Durkheim, la société a été considérée comme une entité objective plus ou moins stable, dont les individus étaient seulement des membres. Hejl inverse cette perspective en considérant tout système social comme une émergence de l’interactivité entre les individus doués de langage qui le composent. Le sociologue fait appel à quelques nouveaux concepts, comme celui de « domaine social » qui est une variation du concept de « domaine consensuel » de la théorie de Santiago. Cependant, son approche demeure très compatible avec les affirmations de Maturana et Varela sur les systèmes sociaux. Les applications de la théorie de Maturana et Varela qui ont obtenu le plus de succès dans l’analyse ou le re-engineering des organisations sont issues de ce courant phénoménologique.

Parallèlement aux sociologues qui tentent d’appliquer, de façon rigoureuse, les concepts de l’autopoïèse ou ses aspects phénoménologiques aux institutions humaines, il existe un groupe hétérogène de personnes qui se tournent vers les nouvelles théories scientifiques sur un plan métaphorique, pour nourrir leur réflexion dans leurs domaines respectifs. Certains les accuseront de faire de la récupération et de manquer de rigueur, et il faut avouer que c’est quelquefois le cas. Mais en nous forçant à modifier notre vision du monde, les nouvelles théories scientifiques peuvent nous permettre de jeter un regard nouveau sur un terrain connu pour y découvrir des richesses insoupçonnées.

Arthur Koestler prétendait que la pensée créative se situe à l’intersection de deux plans de référence, deux domaines d’activités ou de connaissances qui ont leur propre logique interne et qui sont habituellement incompatibles. C’est aussi l’avis du physicien Frank Oppenheimer, moins célèbre que son frère Robert, mais à qui on doit un des plus extraordinaires musées scientifiques du monde, l’Exploratorium de San Francisco: « Si quelqu’un a une nouvelle façon de penser, pourquoi ne pas tenter de l’appliquer partout où la pensée peut conduire? C’est certainement très divertissant d’oser le faire, mais c’est aussi, souvent, très éclairant et peut conduire à une nouvelle et profonde compréhension »

Une excellente démonstration de la pertinence et de l’efficacité de cette approche nous est fournie par Margaret J. Wheatley, dans son livre Leadership and the New Science. Étudiante en théorie des systèmes, Madame Wheatley a obtenu une maîtrise en Communications à l’Université de New York, puis un doctorat à Harvard en Administration des politiques sociales. Son livre est une heureuse intégration de ses connaissances, d’une vaste expérience « sur le terrain » à titre de consultante auprès de nombreuses entreprises et organisations, et d’une remarquable compréhension des nouveaux concepts scientifiques.

La nouvelle vision du monde et la gestion des organisations

Notre vision du monde détermine la façon dont nous vivons. Elle nourrit nos croyances et modèle nos comportements, sur le plan personnel aussi bien que collectif. Elle est la conseillère inconsciente de nos organisations. Alors, comment une modification de notre vision du monde, provoquée par les nouvelles théories scientifiques, pourrait-elle influencer la gestion des organisations?
Le monde des organisations humaines n’a pas échappé au modèle mécaniste de Newton. Écoutons Meg Wheatley à ce sujet: « Dans nos organisations, nous avons concentré notre attention sur la structure et le design organisationnel, sur la collecte de données numériques exhaustives, et nous avons pris des décisions en utilisant des indicateurs économiques sophistiqués. Nous avons passé des années à déplacer les pièces du jeu, à construire des modèles élaborés, tenant compte d’un nombre croissant de variables, créant des outils d’analyse toujours plus avancés. Jusqu’à récemment, nous avons cru sincèrement que nous pouvions étudier les parties peu importe leur nombre, pour arriver à comprendre l’ensemble. Nous avons tout réduit en termes de causes et d’effets et nous avons enfermé le monde dans un schéma de boîtes et de lignes » (idem, p. 27).
Chaque fois qu’au sein d’une organisation, on observe un événement ou un changement, ou qu’un problème se présente, le bon vieux réflexe est d’en chercher LA cause. Les arbres de décision et les organigrammes illustrent bien cette pensée linéaire. Mais les problèmes des organisations ne sont qu’exceptionnellement la conséquence d’une seule cause. Elles doivent faire face à un réseau d’innombrables interrelations et interactions, subir plusieurs influences différentes, des effets secondaires, des effets de seuil, des amplifications, etc. Il devient essentiel de « penser réseau » (pour éviter les écueils de la pensée « management »), c’est-à-dire de comprendre le pattern et la dynamique interne du système.

Gilbert J. B. Probst et Peter Gomez, auteurs d’un article intitulé « Thinking in Networks to Avoid the Pitfalls of Managerial Thinking », affirment que le désir de maîtriser les situations problématiques, ou de contrôler le monde en général, est intimement lié à la vision technocratique du monde. La complexité d’un réseau implique non seulement le fait que nous ne pourrons jamais tout connaître et tout prédire, mais aussi le fait qu’il est impossible de maîtriser un réseau.

Le comportement de chacune des parties d’un réseau influence et modifie toutes les autres parties (autopoïèse). Un système social complexe est donc essentiellement imprévisible.

Une gestion adaptée à la nouvelle vision du monde devrait mettre l’accent sur le réseau des relations qui doivent exister entre les composants du système pour qu’il puisse accomplir sa mission, et non sur sa structure, qui n’est que la concrétisation de ce tissu de relations. Vouloir forcer les relations entre les composants en établissant une structure est une grossière erreur de compréhension des systèmes vivants.

Dans la nature, les systèmes qui se maintiennent avec le temps n’ont pas une structure rigide, figée, mais changent de forme et s’adaptent, tout en restant fidèles à leur mission.

Comme nous l’avons vu précédemment, un système social qui restreint la créativité de ses membres ressemble davantage à un organisme; il régresse dans son niveau de complexité et va à l’encontre de sa propre évolution. Cette erreur se traduit par la mise en oeuvre de mécanismes de contrôle rigoureux et par une description trop rigide des rôles de ses composants.

Selon Meg Wheatley: « Nous avons créé des problèmes dans nos organisations en confondant le contrôle et l’ordre. (…) Si les organisations sont des machines, le contrôle a un sens. Mais si elles sont des réseaux de processus, alors chercher à imposer un contrôle au moyen d’une structure permanente est suicidaire ».

Elle ajoute: « Nous devrons cesser de décrire les tâches et plutôt faciliter les processus. Nous devrons devenir maîtres dans l’art de créer des relations, de favoriser la croissance et l’évolution des systèmes. Nous devrons développer notre capacité d’écouter, de communiquer et de favoriser le travail d’équipe » (idem, p. 38).

 

Nul problème ne peut être résolu par la conscience même qui l’a créé.
Nous devons apprendre à jeter sur le monde un regard nouveau.
ALBERT EINSTEIN

 

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